« L’imaginaire est une arme »
Car c’est le rêve qui domine ce monde désenchanté où nous atterrissons, malgré les parpaings, les structures métalliques, la tristesse des sous-sols et des néons. Raiponce rêve le monde qu’elle ne connaît pas encore, si fort qu’elle pourrait presque le faire apparaître ! aussi vrai qu’une fenêtre dessinée au rouge à lèvres sur les murs de sa prison… et ce sont les rêves aussi que viennent chercher les errants du terrain vague chez Mr Sandman, le marchand de sable moderne, chimiste et dealer de la drogue à mirages. Et tous semblent promis à demeurer dans cet entre-deux par excellence, le terrain vague : un peu bidonville, un peu cour des miracles, là où atterrissent ceux dont la Ville ne veut plus, les inadaptés du système qui errent dans ce lieu de nulle part – entre Ville et campagne, entre lieu et non-lieu, entre vie et mort… On comprend bien la fascination qu’a pu exercer sur Pauline Haudepin ce lieu à l’abandon, si propre à notre monde urbain contemporain et si riche esthétiquement : la friche, symbole de la plus grande misère et des ambitions abandonnées devient le lieu possible d’une renaissance, une autre histoire à raconter dans le terreau des anciennes choses mortes. Ariane Mnouchkine l’évoque dans le documentaire Au Soleil, même la nuit : « la scène, c’est le terrain vague sublime », le lieu où peut se développer une créativité insoupçonnée avec trois carcasses de voiture et l’espace libre devant soi. Elle regrette, d’ailleurs, que les terrains vagues disparaissent de plus en plus des villes et soient relégués aux marges lointaines ou bien reconstruits en parkings, car elle les voit comme le lieu de l’imaginaire par excellence, la page blanche ! Pauline Haudepin semble s’inscrire complètement dans cet héritage, et je suis repartie de la pièce avec les dernières phrases de la voix off qui rythme les séquences : « il faut qu’il y ait encore des terrains vagues »… ou du moins, que l’on puisse se recréer son « terrain vague » intérieur comme les drogues de Sandman créent les « villes intérieures » des rêveurs, seule condition pour être libre.
Modernisation subtile
C’est bien pour cela que la tentative de Sandman de couper sa fille du monde réel en l’enfermant dans sa tour, éternel fantasme de protection paternel (ou maternel ? la frontière est volontairement poreuse), est promise à l’échec : déjà Raiponce s’évade, déjà elle est libre de sa prison parce que sa force créatrice lui fait construire des mondes. Un jour le jeune homme qu’elle a rêvé viendra, et il l’enlèvera… Hormis les cheveux, Pauline Haudepin conserve tous les éléments du conte en leur ajoutant quelques extensions ; elle s’inscrit ainsi dans la tendance actuelle des scènes contemporaines où les adaptations de contes occupent une place très importante, tout en évitant l’écueil courant de ne faire de son texte qu’une pièce pour enfants. Le monde qui gravite autour de Raiponce est aussi noir que l’est celui des contes de Grimm, et ne néglige aucune des graves questions qu’ils soulèvent : cruauté de la réalité qui perce (littéralement) les yeux, relation trouble du père à sa fille y compris sur le plan sexuel, maternité désirée ou non, enfant abandonné… Ici la force des contes est mise en avant, en montrant bien à quel point ils posent les questions les plus essentielles. On apprécie de nombreuses choses dans le travail de Pauline Haudepin, et notamment le fait que la modernisation n’est pas gratuite, puisqu’elle conserve cet aspect d’indétermination qui fait l’universalité de tout conte : il était une fois, dans un pays lointain – le terrain vague de l’imaginaire. Ce monde est aussi porté par une très belle langue, poétique et simple comme celle des histoires, et un travail physique très précis et chorégraphié sur les relations entre les personnages, notamment entre le « Prince » et Raiponce. Tout y est lisible et dessiné, dans le corps et dans la scénographie, comme des illustrations.
Sage comme une image
Sur le terrain vague de la scène de Pauline Haudepin, les chiens de l’imaginaire sont encore trop sages, mais non moins chargés de promesses
Mais peut-être est-ce cette clarté qui finit par lisser un peu les contours de l’ensemble du spectacle et maintenir toujours une certaine distance. Pauline Haudepin reste en cela très fidèle à l’esprit du conte, on pourrait dire que « rien ne dépasse », mais peut-être aurait-on envie que quelque chose de sauvage crève la surface du récit ? Lorsque Raiponce sort de sa tour, c’est là que tout pourrait commencer ! et c’est là aussi que la dramaturgie patauge un peu dans les suites possibles. Car si le conte nous dit seulement que Raiponce est envoyée par la sorcière dans une « solitude désertique » pour y mourir sans doute, et que le Prince a les yeux crevés, ici l’histoire nous a ouverts sur d’autres problématiques : la fille retrouve sa mère qui l’a abandonnée, l’espace d’une scène, et ce personnage assez développé pourrait prétendre à un droit de cité supplémentaire… L’univers ouvert par le terrain vague, la Ville lointaine en perspective, cette mère qui voudrait inverser l’histoire du conte, tous ces éléments nouveaux appellent une excroissance du récit que le texte choisit d’éviter. Sans doute que l’auteure-metteure en scène n’a pas voulu proposer de surinterprétation et laisser au spectateur son propre rêve. L’intention est louable, mais c’est feindre d’ignorer que toute adaptation contient sa part de trahison : on nous raconte ici une autre histoire que j’aurais aimé voir s’épanouir jusqu’au bout, avec un peu plus d’ambition – et surtout, d’irrespect. Sur le terrain vague de la scène de Pauline Haudepin, les chiens de l’imaginaire sont encore trop sages, mais non moins chargés de promesses. Un bel esprit à suivre.
- Les terrains vagues, d’après Raiponce des Frères Grimm, texte et mise en scène de Pauline Haudepin, au Théâtre de la Cité internationale jusqu’au 11 décembre.