Des ruby slippers du Magicien d’Oz au velours pétrole de Blue Velvet, Lynch/Oz d’Alexandre O. Philippe relit tout Lynch – voire tout le cinéma américain – au prisme du musical le plus connu d’Hollywood. On n’y trouvera pas, d’un point de vue formel, le geste documentaire le plus percutant de 2023, mais à la sortie, un seul désir : voir du Lynch, certes, mais aussi, surtout, toujours plus de films, au-delà de l’arc-en-ciel.
A priori, un fatras d’embûches interdit d’envisager sérieusement une filiation entre l’inquiétant cinéma lynchien et Le Magicien d’Oz (1939), fantaisie en Technicolor adaptée d’un roman jeunesse et pigmentée par les joues rosies d’une Judy Garland au sommet de sa forme. D’une part, les registres divergent. Ni viol ni violence, ni cauchemar ni désespoir, ou si peu, car ce qui importe pour la jeune Dorothy et ses trois amis, c’est avant tout d’emprunter tambour battant la route de briques jaunes, « Follow the yellow brick road », et cela « Over the rainbow » selon les titres phares de la partition au succès planétaire. Les formes divergent elles aussi. Un seul objectif pour Dorothy, quitter le rutilant royaume d’Oz et rentrer dans son Kansas en sépia. À l’inverse, la filmographie lynchienne se disperse en un kaléidoscope de récits sous acide. Les lynchiens argueront pourtant : Le Magicien d’Oz est cité explicitement dans Sailor et Lula (1990), de Glinda la bonne fée du Nord à la méchante Sorcière de l’Ouest en passant par les souliers rouges portés par Laura Dern en souvenir des souliers magiques de Dorothy et par la quête insensée du couple éponyme : trouver le bonheur. En outre, on remarquera qu’une des images les plus connues de la série Twin Peaks est traversée par une route, elle-même divisée par un fin liseré jaune, tandis qu’un panneau affiche laconiquement « Welcome to Twin Peaks », comme une invitation au voyage pour des aventuriers intensément wild at heart.
Car au fur et à mesure que s’affirme le propos, Le Magicien d’Oz est envisagé comme un objet baroque et fascinant, un film qui nous regarde, selon la formule de Daney, dépassant le cas Lynch.
Goodbye, Yellow Brick Road ?
La piste méritait donc d’être suivie. Le documentaire érige Le Magicien d’Oz en figure de proue du navire lynchien. Proue paradoxale car à la fois partout et nulle part : une influence si grande qu’elle en devient impalpable. En six chapitres, six artistes, dont le savoureux John Waters, lui-même grand amoureux de Dorothy, relisent tout Lynch au prisme d’Oz. Les citations explicites ou les motifs apparents sont peu évoqués, comme de juste : en dehors de Sailor et Lula, ils sont rares. Contrairement au récent Christophe, le documentaire se caractérise par son humilité visuelle puisqu’il n’est que montage et collage, parfois en split-screen (comme le titre le suggère) d’extraits du Magicien d’Oz, de la filmographie lynchienne, d’interviews malicieuses de Lynch, des œuvres des commentateurs, et plus largement de la pop-culture cinématographique (en un pêle-mêle parfois trop convenu : Star Wars, Jurassic Park, E. T., Le Voyage de Chihiro). Car au fur et à mesure que s’affirme le propos, Le Magicien d’Oz est envisagé comme un objet baroque et fascinant, un film qui nous regarde, selon la formule de Daney, dépassant le cas Lynch. Souvent diffusé sur les télévisions, il est le film de l’enfance pour plusieurs générations de réalisateurs, dont Spielberg, qui y puisent le lieu commun scénaristique de la quête de l’ailleurs, conjuguée au désir du retour chez soi – selon la conclusion du Magicien en un d’Oz, « There’s no place like home ». La « Spielberg face », soit le plan récurrent d’un visage ravi, bouche bée, regardant en direction d’un ailleurs convoité devient la réactualisation répétée de la promesse que contient Oz : la pulsion d’une échappée belle, à la fois rêvée et rejetée. Le dernier chapitre de Lynch/Oz, narré par David Lowery (auteur de Peter et Elliott le dragon, et du prochain Peter Pan) élargissant ainsi le propos, finit par aboutir à des hypothèses métacinématographiques justes mais rebattues (il faut le dire bien vite : le cinéma, cyclone fantasmatique qui nous emporte dans une réalité autre). C’est que Lowery participe de l’industrie hollywoodienne. La voix de Waters est plus porteuse en raison de la différence qu’entretient son cinéma avec celui de Lynch, comme si Oz innervait 1001 organes de l’underground. Sonne tout aussi juste le chapitre narré par Justin Benson et Aaron Moorhead, qui porte sur Judy la junkie, Judy Garland broyée par les studios, incarnation du cringe sous ses tresses de Dorothy. L’anachronisme est assumé et apporte une respiration bienvenue dans un documentaire sans grande audace formelle. Le Magicien d’Oz influe sur Lynch parce que l’actrice qui joue Dorothy, soit l’optimisme candide par excellence, a fini par déchoir. Le jeu sur les strates mémorielles engagé par le film en vient à rejoindre plutôt finement les inversions temporelles pratiquées par le cinéma lynchien. Le film aurait gagné à s’engager plus fermement dans cette direction.
Portrait de l’artiste en Dorothy
Ce film d’enfance, archétypalement hollywoodien, est paradoxalement à l’origine de la résistance que Lynch ou Waters ont courageusement maintenue face à l’industrie cinématographique, en osant le camp, le bizarre, le kitsch. Dorothy incarne une curiosité enthousiaste pour le chaos, et Lynch pourrait presque murmurer : « Dorothy, c’est moi », entre amour et haine de l’Amérique conservatrice des années 1940-1960. Dans Lynch/Oz, Le Magicien d’Oz devient implicitement le Janus bifrons de l’antinomie qui structure le cinéma lynchien entre la nostalgie d’une Amérique fantasmée et son doppelgänger qui affleure sous la surface. Dorothy, soit l’agent Cooper dans Twin Peaks, soit Betty Elms dans Mulholland Drive : les meilleures versions de nous-mêmes ? Le montage, certes illustratif, donne accès à la cohérence du cinéma de Lynch, par un dispositif polyphonique qui ne nuit pas à la clarté. Le visage de Laura Dern surprise en pleine Spielberg face dans Jurassic Park, dans le dernier chapitre, vient ainsi répondre à la Laura Dern désolée de Sailor et Lula, frappant frénétiquement ses souliers rouges dans l’espoir tout à fait vain qu’ils annulent l’agression qu’elle a subie. Sans doute faut-il décider avec Elton John que le triste futur réside dans un au-delà qui est aussi retour vers le passé, celui de l’enfance candide, beyond the yellow brick road.
Lynch/Oz, d’Alexandre O. Philippe, En salles le 31 mai 2023.