Plus de 160 œuvres polysémiques de l’artiste néerlandais M.C. Escher entrent en dialogue avec les studios Nendo sous le toit de la NGV, dont les couleurs grisâtres tranchent avec les reflets mordorés de l’automne. À quoi s’attendre à quelques jours de la semaine du design à Melbourne ? Précisément à une riche iconographie dont le design le dispute aux jeux de perception et de réflexions en tout genre.
Deux otakus du design
Nendo est un collectif japonais dont le terme signifie « argile », gage de leur volonté de plier la réalité à leurs schèmes, de la pétrir, afin de pouvoir renouveler les formes du design contemporain à grand renfort de minimalisme. Créé par le Tokyoïte Oki Sato en 2002, ce studio a relevé le défi d’entrer en harmonie avec les créations envoûtantes de Maurits Cornelis Escher (1898-1972) en proposant des installations immersives spectaculaires (House For Escher collection, 2018) que l’on peut admirer jusqu’au 7 avril 2019 au sein de la Galerie nationale de l’État du Victoria (NGV).Outre le fait qu’ils sont tous deux des otakus (à savoir des personnes passionnées d’une activité d’intérieur à laquelle ils consacrent le plus clair de leur temps), Nendo et Escher ont plus d’un point en commun. Ils se sont donnés pour mission de changer le regard sur le monde en y apportant une coloration esthétique par un travail acharné, sinon obsessionnel. L’on comprend soudain ce que Paola Antonelli, conservatrice au MoMA, voulait dire lorsqu’elle déclara que « L’obsession est mère de toutes les plus belles conceptions ».[1] Dire que le résultat de ces lignes géométriques épurées est ensorcelant frise l’euphémisme.
Une réflexion de la réflexion
La réflexion (démarche intellectuelle) de M. C. Escher sur la réflexion (autrement dit, sur les surfaces réfléchissantes) démont(r)e les mécanismes de l’art par la destruction de l’illusion référentielle.
L’utilisation de surfaces réfléchissantes, dont la présence du miroir dans Still Life with Mirror (1934) est l’archétype, prend forme de leitmotiv chez M. C. Escher pour rendre visible l’invisible, déformer la réalité et sortir du cadre de l’art figuratif. À déambuler dans les galeries de la National Gallery of Victoria (NGV), les amateurs d’art ne manqueront pas de remarquer ici et là des éléments picturaux qui, même si d’une discrétion absolue, ouvrent les portes d’une autre dimension. Il peut s’agir d’une boule de cristal (Three Spheres II, 1946), de la pupille d’un œil (Eye, 1946), d’une goutte d’eau prisonnière d’une feuille recourbée (Drop, 1948), d’une étendue d’eau (Rippled surface, 1950), ou de tout autre chose.
La réflexion (démarche intellectuelle) de M. C. Escher sur la réflexion (autrement dit, sur les surfaces réfléchissantes) démont(r)e les mécanismes de l’art par la destruction de l’illusion référentielle. Elle procède à la fois d’une relation de contiguïté – puisque cette mise en abîme est le prolongement d’une même œuvre en dépit du fait qu’elle propose deux univers disjoints – et d’une relation de similitude car, par analogie, elle mime et renvoie à l’acte de création de l’œuvre dans laquelle le microcosme participe du même procédé de création artistique que le macrocosme.
Instruments d’illusion propre à mystifier le spectateur, ces réflexions le conduisent à se perdre dans le dédale de la raison, en peinant à identifier l’élément perturbateur dissimulé dans une logique de façade. J’en veux pour preuve Ascending and descending (1960) ou Belvedere (1958), deux lithographies qui présentent des édifices tronqués de manière si harmonieuse que cela n’incommode pas le regard du spectateur.
Avec plus de discernement, le visiteur ne tardera pas à découvrir le fil d’Ariane et à en sortir plus édifié qu’il ne l’était à l’origine. A moins qu’il ne s’abîme dans les profondeurs d’un raisonnement vertigineux, les échos de cette réflexion sur les phénomènes d’optique feront fleurir dans son inconscient des significations secondes, cachées.
Le maître des objets et des situations impossibles
La réflexion que M.C. Escher souhaite combiner dans sa double acception avec une composante à la fois conceptuelle et visuelle, n’en n’est pas moins trompeuse. On le sait depuis Zeuxis (464-398 av. JC) qui ouvrit la voie à l’esthétique du trompe-l’oeil, et plus encore avec l’avènement de la publicité : l’image est capable de mentir comme un arracheur de dents ! Point de roublardise ou de fard chez ce surdoué de la gravure qui s’ennuyait sur les bancs de l’école (sauf en cours de dessin, cela va de soi!), mais simplement une volonté de faire vaciller toutes ces certitudes qui nous emprisonnent et nous empoisonnent.
M.C. Escher excelle dans l’art de construire des objets et des situations impossibles grâce à de multiples stratagèmes : l’insertion de surfaces réfléchissantes pour associer deux espaces indépendants (Hand with reflecting sphere, 1935) ; la mise en relation du plan et de l’espace par des représentations picturales bi-dimensionnelles qui deviennent tri-dimensionnelles (Reptiles, 1953), ou inversement (Cycle, 1938) ; une envie de contrarier la gravité (Relativity, 1953), voire de chambouler les perspectives ou les directions (Waterfall, 1961), sans oublier un intérêt pour le perpetuum mobile (Drawing hands, 1948) qui consigne le sujet traité aux limbes de la répétition ad infinitum.
Dans une certaine mesure, il est possible de voir dans le graphisme de certaines des gravures de M.C. Escher (comme Three Spheres I, 1945) les prémices du mouvement op art (ou art optique) rendu populaire dans les années 1960 grâce à Victor Vasarely et Bridget Riley qui exploitèrent les illusions d’optique dans leurs pratiques artistiques. À contempler les esquisses, les linogravures, les gravures sur bois et les lithographies de l’artiste néerlandais qui conceptualisa un art à la fois réflecteur (puisqu’il réfléchit le monde) et réflexif (car il se pense lui-même par un jeu de mises en abîme), il est à parier que le spectateur y trouvera motif d’enchantement.
[1] « Obsession is the mother of all great design ». Paola Antonelli citée par Maria Christina Didero « Nendo » in Cathy Leahy et al, Escher X Nendo : Between Two Worlds (Melbourne: NGV, 2018), 74.