Vu, connu et reconnu durant la rentrée littéraire 2011, Marien Defalvard avait pris la France littéraire à contre-pied avec son premier roman, Du temps qu’on existait. Un roman, certes, dont l’écriture débuta à ses quinze ans ; mais, reconnaissons-le, l’écriture de Defalvard est baroque, virtuose. Symboliste, en somme. Ce qui n’est pas étonnant, de la part d’un écrivain qui cite Robert de Montesquiou en exergue, au début de l’un de ses chapitres.
Defalvard est loin des mièvreries adolescentes, exaltées de ses cuites ou du nihilisme breteastonellissien. Rien de cela à la lecture Du temps qu’on existait. On lit un jeune homme voué à une écriture exigeante et à une exploration musicale de la langue. Ce qui est rare, même chez ses aînés contemporains. Tout se présentait, avantageusement, pour reconnaître en lui un nouveau protagoniste de la scène littéraire. Mais peut-être, contrairement à la majorité des critiques qui ont fait l’éloge ou fustigé son roman, – se suffisant au résumé et aux thèmes présentés sur la quatrième de couverture, ayant parfois l’audace de lire l’extrait publié sur le site de Grasset, les premières pages, ou ce petit paragraphe consacré à la presse, – Zone critique a lu Du temps qu’on existait. De la première à la dernière phrase. Comme il se doit, pour juger légitimement quelque livre que ce soit.
Cela ne commence pas par un enterrement et cela ne finit pas nécessairement par un enterrement. Notamment, lorsque vous achevez votre roman sur un hommage aux possibles sensoriels de l’existence, et sur ces phrases : « Le ciel était dégagé, le soleil coquet, les nuages rares. Je me suis assis sur les banquettes, sous la tonnelle. Je m’y suis caché. Et j’ai attendu que la vie vienne me chercher. » C’est-à-dire que ça ne commence pas à Coucy. Coucy-le-Château-Auffrique. Un « ça », qui sans que l’on fasse de la psychanalyse de comptoir, ne peut exprimer les profondeurs inconscientes, en lieu et place de la banquette d’un café, où le narrateur commence à entreprendre la remémoration des années perdues. Non, l’intériorité sacralisée du narrateur, située dans le ciel de son enfance, est à Sacierges. Dans la résidence familiale, peuplée de cousins éloignés, au milieu de paysages à la fois ouverts et sinueux, qui marquent les sentiers de son moi profond. – Sacierges, paradis perdu, dont le narrateur préservera l’image indélébile tout au long de son existence, à Paris, à Strasbourg, à Brest, à Lyon, à Tours, à Orléans ; – durant ses périples en voiture ici et là ; – sa fuite du monde et du temps linéaire pour se retrouver en lui-même, en cette dimension intime à la temporalité abolie et à la luminosité immatérielle, où demeurent ses extases d’être.
Sacierges donc, et le récit de son éclat aboli, – malgré les dénégations de Defalvard au sujet de Proust (mais, lorsqu’on lui demandait : « Avez-vous lu Proust ? » et qu’il répondait par la négative, il semble que personne n’ait eu la présence d’esprit d’y voir une subtilité de pensée, où Defalvard répond en réalité : « Non, je n’ai pas lu Proust, c’est-à-dire que je n’ai pas lu l’œuvre de Proust. » ; et, effectivement, on n’a pas lu Proust lorsqu’on n’a lu que Du côté de chez Swann ou La Prisonnière, même Jean Sauteuil s’avère nécessaire), – le récit des instants vécus à Sacierges marque déjà la filiation, si ce n’est proustienne, du moins de toute la littérature symboliste de la fin du XIXe siècle, dont Proust est la queue de comète éclatante et sublime.
Defalvard a parfois, au fil de sa plume, des fulgurances qui épousent le génie
Lisons plutôt Du temps qu’on existait (titre, au style symboliste s’il en est) : « J’avais traversé la cour centrale, silencieuse et molle, rayonnante de soleil mais d’une manière trompeuse, car la lumière, la lourdeur de l’avant-fin de jour, du terme de l’après-midi, et l’immobilité apathique de l’air, rendait la cour et les grands murs absolument effrayant, désolés. Ce petit univers, cet univers unique sombrait dans le sentiment le plus mélancolique, le plus déprimant ; le vaisseau blanc qui avait été magnifique et qui l’était encore cédait au désarroi des jours trop tranquilles, des moments de paix. Le parfum de la fin emplissait abondamment l’espace. » Ou encore, plus haut dans le chapitre Sacierges : « Au réveil, je ne prenais pas incessamment conscience que ma chambre et le dessin proche de la fenêtre à moitié barrée par les volets blancs appartenaient au monde de l’espoir que j’avais construit, érigé même, lors de ma dernière semaine parisienne, cependant que j’avais besoin de temps pour me rendre compte que nous avions quitté Saclay et gagné Sacierges (…) »
Le premier chapitre “Sacierges”, consacré à l’enfance, reste magnifique. Mais, déjà à sa fin, percevons-nous le fléchissement de la grâce stylistique : lorsque l’amour apparaît, en lieu et place de la banquette d’un café, alors qu’il était adolescent, et qu’il rencontrait cette fille, qui portait un T-shirt et d’une blondeur aveuglante ; la facilité apparaît et le manque de rigueur se fait percevoir, le style devient plus faible, les phrases s’appesantissent sur la pente des évocations, le souffle s’estompe. Marien Defalvard en vient à faire, de chaque perception et de chaque pensée, l’unique prétexte à conceptualiser dans le vide, à ergoter évasivement sur le passé, les souvenirs, les plaisirs, les regrets, les désirs, l’ennui,… Cela, jusqu’à même attenter au sens de ses propres phrases ; lisons, à nouveau : « J’aurais aimé mourir comme le soir le ciel. » Par cette volonté formelle de créer abstraitement la puissance de l’écriture, Defalvard en vient à perdre le sens même de ses images : j’aurais aimé mourir comme le soir dans le ciel ? j’aurais aimé mourir le soir dans le ciel ? j’aurais aimé mourir comme le ciel dans le soir ? Nul ne le saura jamais. Ni même l’auteur, vraisemblablement.
Et, malheureusement, jusqu’à la fin du chapitre intitulé “Strasbourg”, tout le roman se déroule ainsi. Lisons encore : « Plus loin, la beauté enfermée dans la nuit. Le froid mordait, il était mordicant ; mordant, même – et le parterre de garçons mordait de même, même rengaine, et l’envie de mordant me dévorait aussi, aux lèvres et aux galons. Le bataillon des chasseurs à pied, fusiliers, à Illkirch-Graffenstaden, à la nuitreuse soirée. Ce que l’Allemagne, la grande Allemagne (laquelle ?), d’or et de fer, ce que la France, mélodieuse, ont de plus beau, ils le portaient en eux ; c’était toute leur apparence physique, même, qui le ressassait, dans leurs visages émaillés et gentiment décadents. Ma foi, ils avaient pris à l’Allemagne sa consistance, sa gaillardise, et, pourquoi s’en cacher, sa câline, câline et mâle blondeur ; mais ce qu’elle a d’exigeant, de pointilleux, de directif, ils l’avaient piétiné, et ce qui irrite, qu’on déplore, chez les jeunes Français, leur indolence, leurs vicissitudes, leur relativité, ils l’avaient balayé, d’une main identique aux ongles bien lavés. Ecrabouilleurs patentés des petits corsaires à gueule de bois. »
Redondant et incompréhensible. Car, la recherche musicale de l’écriture disparait et le sens des mots disparaît également. Nous lisons ici seulement un jeune écrivain qui veut faire des figures de style.
Les dernières pages du chapitre “Strasbourg” s’avèrent sublimes : Defalvard a parfois, au fil de sa plume, des fulgurances qui épousent le génie. Notons, à cet égard, ce court paragraphe, où Defalvard parvient à saisir la substance de l’inimité instinctive des humains vis-à-vis de leurs semblables : « Ceux que j’aimais, de façon immanquable, suivaient tous le même rituel à travers mes perplexités intérieures, mais il fallait, pour qu’à chaque fois le processus puisse se renouveler sans que je l’anticipe, que la personne sur laquelle j’avais fixé mon sentiment me paraisse toujours différente et nouvelle, qu’elle semble écraser de son simple nom couché une pléiade d’antécédents bavards et divers, qu’elle les enterre, tous. » Ici, Defalvard unit à la fois le style et le sens, la vérité esthétique et sa cristallisation conceptuelle. Disons-le plus simplement : les mots et les choses. – Si Marien Defalvard s’avise, à l’avenir, de demeurer sur la même hauteur d’analyse et d’écriture, au sein d’un même roman, de la première à la dernière phrase, alors oui, nous nous inclinerons : il sera le jeune écrivain français le plus prometteur.
Il s’agira toutefois d’annihiler toutes ces vaines velléités stylistiques ; jusqu’à épurer les voix mêmes des personnages : se suffire de partir du sens des mots, pour aboutir à leur exaltation formelle. S’interdire, par exemple, d’écrire des paragraphes tels que :
« Un soir, nous dînions chez Mme Léonard, au bout du grand jardin qui cagnardait la maison. De loin, elle semblait gribouillée à la gouache épaisse ; en fait de quoi elle avait été peinte avec du fromage blanc, et de la craie.
Et elle disait :
“La vie, c’est utile.”
Sans quoi contredisait :
“La vie, on ne s’y retrouve pas.”
J’avais des conversations tout bonnement géniales, sublimes, avec Mme Léonard. Tantôt écrasante de cynisme, de platitude, tantôt remontante d’espoir colorié frais, jamais avare en tout, et surtout pas en idéologie politique – mais c’est vite dit ! »
Si nous ne parvenons pas à saisir la vérité sensorielle du personnage, nous parvenons encore moins à nous représenter la scène (qui serait tant chère aux souvenirs tangibles de son narrateur) : peint-elle ? est-elle peint ? est-ce de la peinture qui est utilisée par le peintre ? travaille-t-il avec du fromage blanc et de la craie ? Et puis, quelle contradiction y aurait-il entre une chose « utile » et une chose où l’« on ne s’y retrouve pas » ? Est-il simplement charmé par l’élégance et l’intelligence de Mme Léonard, ou la considère-t-il comme une vieille dame usée et fatigante ? – Cette confusion désespérante perdure tout au long des chapitres Bouloire et Un moment breton (ce dernier étant, par ailleurs, d’une niaiserie et d’une faiblesse littéraire assez confondantes).
Il faudra attendre la fin du chapitre “Un moment breton”, pour découvrir un deus ex machina, qui parviendra à sauver les essoufflements intellectuel et stylistique de Defalvard. Surgi de nulle part, l’ombre du personnage de Paul Bonhomme vient à la rescousse des mécanismes rébarbatifs de l’écriture de son auteur. En tant que double du narrateur, frère jumeau inattendu, Marien Defalvard arrive à poursuivre la rédaction de sa copie littéraire symboliste, en réexprimant sur un autre personnage, différement, tous les sentiments qu’exprimaient déjà son narrateur depuis le début du roman. Ou si vous préférez : Marien Defalvard ânonne comme un vieux con.
Passez rapidement le chapitre “Lyon”, – puis mis à part de nouveaux éveils de lucidités littéraires dans le chapitre “Tours”, Maurienne, – Defalvard exhume les banalités réactionnaires et les boursouflures stylistiques qui seraient beaucoup trop longs et beaucoup trop atterrants à énumérer ici… Tout se résume au jugement qu’énonce le narrateur à l’égard de Béatrice, cette autre femme qui l’a charmé, au sein de ses jours ternes : « Elle employait des expressions d’une désuétude polie, une petite laine, une orangeade, les bonnes manières. » Une « désuétude polie », une « petite laine », une « orangeade », les « bonnes manières » : Defalvard exprime en quelques mots, et à travers son propre narrateur, toutes les faiblesses de son roman.
Cette manière généralisante et agaçante de finir autant de paragraphes par « la vie », « vivre », « exister », « l’existence », etc. Je pourrais vous épargner les titres des derniers chapitres, mais jugez plutôt, comme ils en disent long sur l’orgueil juvénile et naïf de Marien Defalvard, dans son premier roman : « Fin d’un beau jour (Orléans) », « Moi ou la fin de tout », « L’enterrement ».
Oui, l’enterrement de Paul Bonhomme. Qui ressurgit à nouveau, ainsi, à la fin du roman : un personnage qui aurait tant influencé le narrateur ; mais, que Marien Defalvard refait apparaître de cette façon, désespérée et chaotique, encore à sa rescousse, pour trouver un point de chute à son roman.
Cela aurait pu commencer par un enterrement et cela aurait pu finir par un enterrement.
Aussi, cela aurait pu ne pas commencer par un enterrement et cela aurait pu ne pas finir par un enterrement.
Lorsque l’écriture n’est pas menée par une volonté esthétique et intellectuelle, il vaut mieux s’abstenir.
Si Marien Defalvard s’en tient à cela, il deviendra, véritablement, le jeune écrivain français le plus prometteur.
Illustration : Georges Seurat, Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte, 1884 – 1886