Dans son Bloc-notes du mystique à l’état sauvage, Maxence Caron se proclame prophète et égraine une constellation de considérations enflammées sur notre époque. Sous le terme neuf de « Bloc-notes » se cache en réalité une très littérale « satire », cette macédoine de légumes (satura) faite livre, qui mêle à loisir sujets polémiques et formes poétiques. Et de fait, cette œuvre trouble : stimulante, audacieuse… ou bien inutile et incertaine ?
Le parcours de Maxence Caron est aussi brillant qu’atypique. Auteur de quelque 45 ouvrages, son monument philosophico-poétique s’illustre par son absence absolue de concession faite au consensus. Il y a, dans la direction qu’il donne à la pensée, une constance et une fidélité radicale à elle-même qui tranche avec le ton de la philosophie contemporaine. En effet, le retour au système philosophique, alors que la seconde moitié du XXe siècle s’est échinée à en sortir, détonne et force l’admiration. Cependant, et parce que le philosophe sait que son projet est hors norme et le revendique, la réception de ses écrits se scinde en deux réactions : l’éloge ou le blâme. Pour cause : être antimoderne nécessite, si l’on veut s’épargner le ridicule, une finesse et une habileté dans la pensée qui ne sont pas aisées à manier, surtout lorsque l’on se juche sur les hauteurs écharpées du rire.
Le sage ne rit qu’en tremblant
Le rire, chez Maxence Caron, n’est jamais gratuit, l’insulte ne se veut jamais inconséquente ; c’est de l’avenir de l’humanité dont il retourne, lorsque le philosophe pointe l’inanité des comportements et des idéologies qui, selon lui, perdent l’homme. Dressant sur plus de 400 pages l’âpre fresque de notre société, le Bloc-notes n’épargne pas l’époque et répand, censeur, son fiel ou son miel – c’est selon – sur ses contemporains. Si l’on devait identifier un dénominateur commun à tous ceux qui subissent les sévères remontrances du philosophe, ce serait assurément la connerie. En croisade contre la bêtise, Caron tourne en ridicule, au moyen d’une écriture jubilatoire, les pseudo-penseurs dont les écrits indigents gangrènent le milieu des lettres et de la pensée. Friand de néologismes qui ne manquent pas de faire sourire, voire ricaner, notre philosophe dénonce ces « touittosophes » – que, par souci d’anonymat, nous nous abstiendrons de nommer ; que, néanmoins, vous n’aurez aucun mal à identifier – dont l’omniprésence médiatique, aussi virtuelle que venimeuse, étouffe la pensée vraie et féconde qui semble, aujourd’hui, portée disparue.
Non ; le malaise que l’on peut éprouver à la lecture du livre de Maxence Caron ne tient pas à sa foi ; elle tient, bien davantage, au hiatus insidieux et fourbu qui ronge le lien délicat tendu entre intention et réalisation.
A ce titre, l’appel de Caron à une dignité dans le travail et l’effort de pensée s’impose comme salutaire : il n’y a pas de pensée forte sans sueur, il n’y a pas de sueur sans abandon et dévouement, il n’y a pas de dévouement sans la certitude que l’humanité mérite plus que deux ou trois tweets consensuels et trois ou quatre petits livres de Sorbonnards dont la futilité des querelles est le symptôme d’une philosophie malade et errante. Husserl n’écrivait-il pas dans la Krisis que le philosophe était le « fonctionnaire de l’humanité ? » Soit : point d’humilité feinte chez Caron. Affirmant que se mettre au service d’une cause sublime nécessite un orgueil et une superbe égaux à la grandeur de cette cause, c’est un térébrant « éclat de rire divin » (Claudel) que visent les saillies verbales de son Bloc-Notes. Le rire n’est définitivement pas l’affaire des petits ; car c’est au moyen d’une grande maîtrise que l’on atteint par lui une sagesse fragile, aussi généreuse qu’impitoyable, où liberté côtoie rigueur et droiture de pensée.
Insolence et élégance : le soufflet ou la gifle ?
Insolence, donc : volontiers ! Cependant, si l’écriture de Maxence Caron fait montre d’une d’une virtuosité certaine, autant par la variété des sujets abordés que par le style déployé pour les incarner, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur le bien-fondé d’une partie des réflexions qu’il avance. Certains argueront que l’on ne peut être un philosophe pertinent lorsque l’on est croyant ; nous les renvoyons immédiatement à saint Augustin, Pascal, Kierkegaard, Derrida… Nous les renvoyons, somme toute, à l’histoire de la philosophie depuis ses balbutiements. Non ; le malaise que l’on peut éprouver à la lecture du livre de Maxence Caron ne tient pas à sa foi ; elle tient, bien davantage, au hiatus insidieux et fourbu qui ronge le lien délicat tendu entre intention et réalisation. Le fossé qui éloigne la parole haute et digne des jurons gueulards est plus étroit et moins profond qu’il n’y paraît…
C’est ce qu’illustrent certaines pages du Bloc-notes, au détour desquelles nous sommes parfois interloqués de constater que l’effort bruyant d’un style saturé de sel dissimule une décevante vacuité réflexive. On aurait ainsi préféré davantage de belles lectures fouillées, comme celles consacrées à l’écriture de George Sand ou bien à l’œuvre de Marc Fumaroli, aux bavardages de certains « chapitre-jour », tels que ceux, consternants de superficialité et d’ignorance, sur son opposition à l’imprescriptibilité du viol. Confondant un débat sur la définition du consentement et une lutte pour le droit des enfants violentés, ce n’est pas un élégant soufflet que Caron administre à des activistes décérébrées ; c’est une grossière gifle qu’il assène à l’enfance. On nous dit de réfléchir avant de parler ; il serait bon de le faire avant d’écrire.
Définitivement, le rire n’est pas l’affaire des petits. Et, peut-être, n’y a-t-il pas de mal à l’être et embrasser le murmure, parfois, si l’on veut tutoyer les géants.
L’imprescriptibilité du viol est une revendication qui émane en premier lieu des associations de défense des droits de l’enfant : elle vise à laisser le temps aux victimes de pédophilie et d’inceste de porter plainte bien après que les faits ont été commis. Parler de relations regrettées, fustiger une loi qui permettrait soi-disant à n’importe quelle femme de porter plainte dès qu’elle se repend d’avoir couché avec untel, n’a aucun rapport avec la question. Transformer une lutte contre les crimes sexuels commis sur des enfants en un caprice féministe, sans même s’en apercevoir – l’on sait bien que l’auteur ne prône pas la pédophilie – est une insulte faite aux garçons, aux fillettes malades de silence et assassinés dans l’âme à l’aube de leur vie ; vie fragile et vulnérable dont Caron fait pourtant grand cas lorsqu’il s’agit de dénoncer l’avortement, ce « génocide » (il faudra revoir la définition du terme) d’enfants. Là encore, on reste sur sa faim : condamnant l’œuvre de cette « salope de Simone », le philosophe se contente de convoquer, comme s’il s’agissait là d’un argument d’autorité, l’entéléchie aristotélicienne – à savoir le fait qu’un organisme vivant possède en puissance tout ce qu’il développera par la suite, en acte. On n’empêchera jamais un être humain d’éprouver un potentiel trouble face à la pratique de l’IVG ; cependant, aussi profond soit ce trouble, un esprit rigoureux ne saurait prétendre résoudre, sur trois pages, de façon doxastique, le mystère de la vie – vie du corps, également et soit dit en pensant, de la femme liée à l’embryon – et de la nature de l’âme. Mais s’agit-il pour Caron d’inquiéter les convictions adverses, ou bien de prêcher les convaincus ? On a beau être investi d’une cause transcendante ; il n’est pas un homme sur terre qui sauraitrevendiquer une définition certaine et arrêtée de la vie, territoire où l’on ne peut avancer, quelle que soit la noblesse de nos convictions, que délicatement et avec grande prudence et humilité. Définitivement, le rire n’est pas l’affaire des petits. Et, peut-être, n’y a-t-il pas de mal à l’être et embrasser le murmure, parfois, si l’on veut tutoyer les géants. Enfin ; une écriture puissante et dextre est un lagon opaque dont le cours a la force d’exalter, autant que celle de tromper. Que t’en semble, Lecteur ?
- Maxence Caron, Bloc-notes du mystique à l’état sauvage, éditions des Belles Lettres, 2024.