Comment résumer un livre comme celui de Neige Sinno ? Quels mots utiliser ? Comment ne pas déformer ce témoignage brillant, qui est aussi un essai, une autobiographie, à la plume sincère et réflexive ? Ce n’est pas aisé de dépasser ces questions. Triste tigre est le témoignage puissant de Neige Sinno qui raconte l’inceste qu’elle a vécu pendant sept ans, inceste qui a conduit à un procès public au début des années 2000, et qui aujourd’hui prend la forme d’un récit publié chez P.O.L pour la rentrée littéraire. 

Triste tigre de Neige Sinno

Le travail de Neige Sinno est essentiel. Il aborde l’inceste sous toutes les coutures, non pas dans une volonté surplombante qui tenterait d’expliquer l’inexplicable, ni même dans une position jouant sur le pathos, mais avec une sincérité troublante. Le sujet de ce livre est impossible à dire, mais aussi peut-être à lire : il est difficile de prendre conscience que l’inceste est un fait systémique, qui touche en France près d’un foyer sur dix. Mais le silence redouble le crime, et c’est contre cela que l’écriture de Neige Sinno se place, pour expliquer, analyser et écrire l’impensable. Un témoignage bouleversant, car nécessaire. 

Le territoire de l’indicible

Neige Sinno choisit d’amorcer son livre par une série de « portraits » pour poser le cadre social, émotionnel, psychologique et même juridique dans lequel elle écrit. Ainsi, elle essaie de faire un « Portrait de mon violeur », afin de comprendre. Mais qu’y a-t-il à comprendre au juste dans cet acte ? Il y a quelque chose qui dérange dans ce geste littéraire qui nous fait nous aussi, lecteurs, nous mettre « dans la peau du violeur ». Essayant de s’introduire dans son esprit, elle montre que le « tabou, dans notre culture, ce n’est pas le viol lui-même, qui est pratiqué partout, c’est d’en parler, de l’envisager, de l’analyser. »

L’analyser, c’est ce à quoi elle s’attèle. Elle décrit les discours qui entourent le crime et celui qui le commet : « Il faut regarder ses bons côtés, disait ma mère. C’est ce que les témoins qui sont venus parler en sa faveur ont dit au procès », parce qu’« en dehors de ça, il était super ». Elle interroge la position du criminel, qui se juge comme un homme ayant dépassé certaines limites, mais qui ne prononcera jamais le mot « viol » : « Mon beau-père n’a jamais prononcé le mot viol. Même devant le jury qui l’a condamné pour ce crime, selon lui, ça restait autre chose. » Dans cette analyse des débuts du viol, de sa perpétuation pendant sept ans et de la suite – la dénonciation, l’aveu, le procès – Neige Sinno met en lumière le problème de la carcéralisation, de ce que la justice peut faire pour « réparer » :

« Qu’est-ce que ça a à voir, sept ans à torturer un enfant et sept ans passés dans un établissement payé par les impôts du contribuable, dans une certaine solitude, un certain dénuement, dans la honte mais tout de même, quel est le critère d’équivalence ? Et de toute façon, est-ce vraiment une équivalence que l’on cherche ? »

L’histoire intime devient un récit commun, celui de la prise en charge par la société de l’inceste. L’autrice interroge autant elle-même que le lecteur, mais aussi le criminel, les proches du criminel, ou encore les jurés, pour comprendre ce qu’est une victime, ce qu’est ce crime :

« Mais pourquoi une victime devrait-elle systématiquement être perçue à travers cet étrange sentiment qu’est la pitié, à la fois faite de compassion et de condescendance ? »

Redéfinissant l’idée de « victime », elle explore le territoire de l’indicible sans complaisance et sans effets de style. Le ton qu’adopte Neige Sinno est simple, sans fioritures : il sonne juste.

Les marges de la littérature

Tout le livre se construit autour de cette question : « Pourquoi est-ce que j’écris ce livre ? » Quelles peuvent être les raisons pour une victime d’inceste d’écrire son histoire ? Neige Sinno le dit clairement, dans une partie du livre intitulée « Raisons que j’ai de ne pas vouloir écrire ce livre », elle n’a pas besoin d’écrire ce livre. Il ne s’agit pas d’une libération de sa parole, ni d’un cri de soulagement ou d’un besoin de « laver son linge sale ». Parce que ce « linge sale », ce n’est pas un fait divers isolé : « ce linge sale, cette ignominie, ce n’est pas la mienne, c’est la nôtre, elle est à nous tous. » L’autrice explique bien que l’inceste est une oppression systémique, que c’est le produit d’un système de domination qui touche l’ensemble de la société : ceux qui le subissent, ceux qui le commettent, ceux qui n’en parlent pas. C’est précisément pour cela que la littérature n’apporte aucun soulagement.

Tout le livre se construit autour de cette question : « Pourquoi est-ce que j’écris ce livre ? » Quelles peuvent être les raisons pour une victime d’inceste d’écrire son histoire ?

Le récit de cet inceste accepte ses manques, ses faiblesses, ses interrogations, ses incohérences. Souvent l’autrice avoue ces impasses : « Je n’ai pas trouvé de solution pour parler de ça. », « En relisant ces premières pages je constate la répétition constante de l’adjectif bizarre. », « Je me répète. Je tourne en boucle, je rumine, depuis si longtemps, les mêmes idées. », « Revoilà le petit ton bravache qui émerge de temps en temps. Comme si c’était la faute du lecteur tout ça, le fait que j’écrive ce livre. Comme si le lecteur était un juré d’une autre sorte, mais d’une nature semblable à celui auquel j’ai déjà eu affaire. »

Ce qu’elle veut c’est écrire « parce qu’elle le peut ». Neige Sinno ne souhaite pas faire œuvre, faire de la littérature, depuis cette histoire d’inceste : « faire de l’art avec mon histoire me dégoûte ». Elle se place alors à la frontière de la littérature, dans ses interstices. En citant des articles universitaires, de presse, des œuvres littéraires et d’autres témoignages, elle inscrit son écriture autobiographique dans une pensée ouverte, qui tente de créer un « commun » depuis l’écriture d’autres personnes. Cette forme hybride, oscillant entre l’autobiographie, l’essai et le témoignage, lui permet de livrer des analyses limpides, sur des grands romans comme Lolita de Nabokov ou encore L’œil le plus bleu de Toni Morrison. Écrit à la première personne du singulier, Triste tigre ne prend parfois aucune pincette avec son lectorat, dans une crudité, une brutalité qui nous interpelle : « En tout cas, je suis devenue malgré moi au fil des ans une praticienne aguerrie de la pipe. » Tout est là dedans, dans cette phrase lapidaire qui dit la stricte vérité, une vérité terrible, mais la narratrice « aime bien dire la vérité même quand un petit mensonge serait bienvenu. »

À aucun moment Neige Sinno ne tombe dans le pathétique, dans la tristesse. La souffrance existe, elle est là, mais elle n’est pas brandie comme un étendard. Il n’est pas aisé de découvrir que ce monde de souffrance existe dans notre monde à nous tous, et Triste tigre est une invitation à comprendre que ce monde du mal existe, mais qu’il faut lui résister. Ce monde « où l’on ne peut ignorer le mal », il faut apprendre à y rester au seuil, à faire le « funambule », pour « ne pas tomber » tout en étant lucide : « Tant qu’un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d’entre nous. »

  • Triste tigre, Neige Sinno, P.O.L., 2023, Prix littéraire du Monde 2023.

Crédit photo : © Hélène Bamberger/P.O.L