La collection « L’Imaginaire » des éditions Gallimard réédite l’autobiographie de Niki de Saint Phalle intitulée Traces : une autobiographie 1930-1949, dans laquelle l’artiste, peintre et sculptrice, fait retour non seulement sur sa vie et sa pratique artistique, mais aussi sur les figures familiales aux côtés desquelles elle a grandi. Niki de Saint Phalle signe une œuvre multimédia, où se côtoient le dessin, l’écriture manuscrite, le témoignage autobiographique et le poème en prose.
Publiée pour la première fois en 1999, trois ans avant la mort de l’artiste, l’autobiographie de Niki de Saint Phalle s’écrit comme s’est construit son œuvre, dans le chaos, avec divers médiums, ne suivant aucune règle. C’est une autobiographie autodidacte, dans laquelle l’autrice procède à une technique de remembering, littéralement de « remembrement » de sa vie, afin de lui donner une cohérence. Cette cohérence cherchée n’est qu’apparente – elle est avant tout intérieure :« L’écriture a permis à mes yeux intérieurs de s’ouvrir. Grâce à elle aussi, j’ai pu prendre de la distance, pardonner et poursuivre ma route. »
Fragments de soi
Niki de Saint Phalle livre des « traces » de sa vie, traces qui « mine[nt] toute tentative de construire une histoire stable » comme l’écrit Elisabeth Lebovici dans sa préface. Les traces c’est ce qui reste, comme un déchet, des miettes de vie. Le récit de soi se construit alors comme une histoire accidentée, fragmentée qui fait penser aux premières mosaïques de l’artiste représentant une figure féminine en morceaux.
« Maman, les traces d’un rêve flottent dans ma mémoire. Les traces d’un jouet d’enfant. Un vêtement jeté sur une chaise. »
Écrivant ces fragments de soi, Niki de Saint Phalle tisse des liens entre anecdotes familiales et choix artistiques : elle dresse un inventaire de petites histoires, de souvenirs, de cauchemars d’enfant qui ont façonné sa pratique et qui lui font écho. Après avoir raconté l’histoire de l’aventure de sa tante avec le président du Chili, sur qui elle aurait tiré, elle écrit à son tour :
« En 1961, j’ai tiré sur des tableaux parce que tirer me permettait d’exprimer l’agressivité que je ressentais. Un assasinat sans victime. »
Le travail d’écriture consiste ainsi à tracer, à dessiner un espace intérieur, qui ne choisit pas de distinguer l’imaginaire du réel.
Son écriture s’organise comme ses sculptures gigantesques faites d’assemblage de jouets ou de petits bouts d’ustensiles recyclés : plurielle, avec différentes matières et matériaux, sans ordre ou structure pré-déterminée. Pourtant cette écriture a une certaine efficacité : en alternant poème en prose écrits à main levée et anecdotes biographiques Niki de Saint Phalle ouvre une autre perspective pour l’autobiographie, moins sérieuse, irrégulière et impertinente. Le ton adopté est naïf, c’est une enfant qui semble parler, les phrases sont courtes et sans prétention. Les textes tapés et les textes dessinés à main levée créent un rythme qui oscille entre moments explicatifs et descriptifs de l’enfance de l’artiste et prose poétique qui laisse libre cours à l’imagination. Les textes manuscrits semblent être le réceptacle d’un inconscient poétique qui contrebalance le récit de soi :
« NETTOYAGE
J’ai vidé ma tête comme un vieux sac à main.
Qui mettra fin à ce désordre ?
Mes pensées diverses s’agitent
comme une mousse dans une
baignoire publicitaire.
J’aimerais pouvoir prendre un fer à repasser et enlever les
faux plis de mon cerveau. Mais
d’abord, il me faut le nettoyer.
Cerveau, je te plonge
dans la machine à laver. »
Ce joyeux méli-mélo autobiographique permet de poser un regard apaisé sur son passé, de l’observer tout en l’interrogeant. La dynamique d’écriture fait retour sur elle-même, elle est dynamique, vive et analyse les situations souvent incompréhensibles lorsqu’elles sont vécues :
« Je voyais ma mère, cette belle créature dont, lorsque je n’avais pas envie de la tuer, j’étais un peu amoureuse. Je la voyais comme la belle prisonnière d’un rôle imposé. Un rôle transmis de génération en génération par une tradition que personne ne mettait en question. »
Ce don de l’observation et de l’analyse rejoint un questionnement sur la perception qui ouvre le récit : en dédiant cette autobiographie à ses deux frères et à son cousin, Niki de Saint Phalle choisit des témoins et explique qu’un même événement peut être perçu et écrit de bien des manières différentes. Il n’y a pas de vérité stable, encore moins quand on s’écrit soi-même. Qu’est-ce qui a été réellement vécu ? Qu’est-ce qui est réel ? L’autrice ne tranche pas et choisit d’avancer dans ce trouble :
« Pour moi, les frontières entre le réel et l’irréel étaient nébuleuses. »
Tracer une espace du dedans
Le travail d’écriture consiste ainsi à tracer, à dessiner un espace intérieur, qui ne choisit pas de distinguer l’imaginaire du réel.
« Tout au long de ma vie, il me sera essentiel d’avoir un espace à moi que personne ne puisse envahir. Un jour je créerai des espaces imaginaires, des espaces féériques, un jour, un jour quand j’échapperai enfin à cette prison dorée. »
Comme pour le Jardin des Tarots en Toscane, l’idée de ce livre est peut-être avant tout d’extérioriser, de mettre à jour cette idée d’une chambre mentale, un palais de l’imagination. Cet espace du dedans permet d’accepter toutes les contradictions et de les faire vivre ensemble.
« Il y a tellement de corridors dans ma maison imaginaire !
Où vont-ils me mener ?
Non, ce ne sont pas des corridors,
je suis dans un labyrinthe, et je dois
absolument trouver comment en sortir. »
Pour tenter de se repérer dans ce labyrinthe mental, Niki écrit l’intime, non pas dans un tourbillon d’émotions qui viendraient jouer comme un trop-plein. Le récit de soi n’est pas tourné vers elle de manière narcissique, mais dans la joie et l’espoir que cet espace du dedans pourrait nourrir celui des autres. Elle ouvre ainsi une perspective plurielle au récit de soi, qui ouvre sur une autre version, libre, de soi-même.
« Je me sentais enfin libre. Libre d’être moi-même. »
- Niki de Saint Phalle, Traces, 2023, publié aux éditions Gallimard