Olivier Cadiot publie en mars chez P.O.L ce court texte, Irréparable – un récit, ou peut-être un long poème – à propos d’une rupture. Le titre déjà fait signe vers un dialogue brisé, et la quatrième de couverture nous le confirme : « Une femme parle et un homme se tait. »

À travers des phrases lapidaires, et une tonalité qui n’a jamais sonné aussi juste, la voix de cette femme tente de faire face au silence de l’autre, pour accepter l’impondérable que peut représenter la perte d’un amour.

la machine cassée

« Un matin, on ressent l’envie furieuse de fabriquer une machine, une voiture ? Mais il n’y a même pas de dessin du prototype ni de garage fiable à proximité. »

Quand on se lance en amour, on se risque : cherchant à construire quelque chose – une voiture, un couple – il est bien souvent difficile de trouver des modèles, et des lieux de réparation, des « garages » pour réparer sa machine. Le titre du récit d’Olivier Cadiot nous indique d’emblée que quelque chose est cassé, irréparable. Le dégât est alors double : il y a d’un côté l’amour brisé, de l’autre le garage désaffecté et le jardin à l’abandon.

Le garage, tout à fait délaissé, ne répare plus rien : « Je vais finir par avouer que je conserve des voitures des années au lieu de les sauver. Je les transforme progressivement en épaves. » Quant au jardin d’amour, il est détruit, de lui il ne reste plus que des arbres « menaçants, énormes et à demi morts ». La narratrice est mise face à sa propre « impuissance technique » dans ce décor en ruine : « Ça paraît simple, mais ça ne fonctionne pas » et s’enlise dans cette pensée, « C’est ma destinée de ne pas savoir réparer. » Avec une tonalité ironique remplie de cynisme, la comparaison entre la machine cassée et l’amour est filée tout au long du récit pour notre plus grand plaisir : elle en dit peut-être plus sur notre rapport à l’autre dans une relation que ne le dirait une élégie pleurant la perte d’un amour.

Quelque chose tend alors dans ce récit vers un possible désœuvrement, une puissance de ne pas : ne pas réparer le garage ni le jardin, ne pas parler, ne pas faire œuvre.

Quelque chose tend alors dans ce récit vers un possible désœuvrement, une puissance de ne pas : ne pas réparer le garage ni le jardin, ne pas parler, ne pas faire œuvre. Cette condensation du texte en quelques pages seulement, lui donne toute sa fulgurance, et nous le fait parvenir comme un véritable éclair sur ce qui vient après l’amour. La référence à Bartleby est explicite : « On peut dire à la mesure d’un non-engagement — certains préfèrent ne pas. » La voix qui parle fait face au désœuvrement, à son propre potentiel silence, sa puissance de ne pas parler, de ne pas dire ce qu’il s’est passé. La rapidité presque frénétique du texte nous le donne à lire : la rupture, la disparition de l’autre ne se dit pas frontalement, elle glisse entre des pensées éparpillées et volatiles, qui ne cessent de changer d’objet :

« On est la cible d’un bombardement de deux ou trois réseaux de pensées intrusives qui à force de circuler dans cet espace noir fabriquent un vrai nid de frelons. Une scène infiniment dure avec des paroles comme : tu n’auras plus jamais ça. »

Le texte se troue de l’intérieur quand on comprend sa portée et devient à son tour cette machine dysfonctionnante : les pensées sont « inutiles » comme nous le dit cette voix, elles n’ont pas pour enjeu de faire avancer un récit.

« Dire les choses successivement comme on transporte des pierres. On renverse la brouette là où il y a de la place. Il n’y a pas d’introduction ni de chute. C’est la seule manière de tenir. »

Se lit alors en creux la vérité de la rupture amoureuse, sa trivialité, son bousculement insensé de l’ordre des choses. Dans ce moulin de paroles, ce qui se dit c’est précisément l’absurde de la séparation et son refus. À l’image de la citation de Kafka que donne la narratrice, la rupture est cette « hache qui fend la mer gelée en nous. » Mais la hache ne tranche pas nettement, la rupture, malgré ce que ce mot convoque, ne se fait pas d’un coup : « Une mer gelée continue à s’agiter dessous. Le nothing land. »

faire face au silence 

« Et lui ? Qu’est-ce ce qui s’est passé ? Lui que j’aimais tant. Pourquoi il se tait ? D’un coup, terminé, muet; c’est bizarre. C’est pour toujours ? »

La justesse des quarante pages d’Olivier Cadiot réside peut-être dans ces interrogations, auxquelles nous faisons tous face : le silence de l’autre, sa désertion, après l’expérience d’un être-ensemble. D’un coup, il faut passer du nous au je et au lui, le commun devient deux entités séparées, comme étrangères l’une à l’autre. La rupture se joue alors dans la parole, dans le passage du dialogue au monologue. Sommes-nous seulement dans la tête de cette femme, qui se parle à elle-même ? Parle-t-elle face à l’autre ? Peu importe finalement, ce qu’Olivier Cadiot veut peut-être nous faire comprendre c’est ce lien essentiel que tente de maintenir la parole : parler à l’autre, parler de l’autre, c’est encore être ensemble. Continuer à parler, à se raconter l’histoire, c’est faire face au silence, tant bien que mal.

« Finalement à force de te parler, je suis bien. Comme une tique au chaud dans ton sang. Je circule librement dans toi — dans ce géant ridicule. Je suis tranquille dans la baleine. Séparons-nous de nouveau. »

Poème, récit, monologue de théâtre : il faut tout essayer, quitte à tomber dans une parole intérieure, « Je ne parle plus que de moi, à l’intérieur de moi ». La rupture est aussi une rupture dans le langage. Alors le texte dit : surtout, ne pas s’arrêter de parler. Par le foisonnement de phrases saillantes, limpides et éclatantes de vérité, le récit de Cadiot nous donne le sentiment, en seulement quarante pages, d’une parole qui va sans s’arrêter, qui dans la formule brève et tranchante, trouve une force. La force de se tenir debout, dans une forme de résistance à l’impossible altérité que représente l’autre qui n’est plus l’amoureux. Le texte se découpe alors en une kyrielle de fragments qui disent l’impossible sortie d’un amour, d’une conversation à deux :

« On dit que, cette part manquante, on doit la récupérer par tous les moyens possibles. Les gens manquants habitent avec nous ? »

puis

« En me souvenant de cette histoire sinistre, je me détache de toi. Tout ce qui m’arrive envahit mon imagination. Il faudrait juste réaliser que c’est arrivé déjà, les drames, etc., non pas que ça risque d’arriver. »

Dire que cet amour et son dialogue sont irréparables, c’est accepter que plus rien ne sera comme avant, c’est accepter la faille de l’oeuvre elle-même qui ne fait pas office de compensation – bien au contraire, elle est seulement une petite parole qui tente de se faire entendre, au milieu du silence. Irréparable est une lumière portée sur la séparation amoureuse qui, rompant le dialogue, continue à dire. « Au bord de l’écriture, toujours obligé de vivre sans toi » écrit Blanchot un peu avant Cadiot.

Crédit photo : © Hélène Bamberger/P.O.L.