« J’ai appris, en Nouvelle-Calédonie, l’importance de la parole, et la nécessité d’être légitime avant de s’exprimer ».
François Garde, Petit éloge de l’outre-mer, 57.
Dans la série Petit éloge de… je demande l’outre-mer. Bonne pioche ! Après une kyrielle d’opuscules sur la joie, la colère, la gourmandise, la douceur, la mémoire, la peau, la lecture, la bicyclette, l’héroïsme, et plus récemment le Petit éloge du zen de Sébastien Raizer, Gallimard nous offre un Petit éloge de l’outre-mer sous la plume de François Garde. Au cours de sa carrière de haut fonctionnaire, François Garde a eu l’occasion de sillonner de part en part cet espace, souvent insulaire, qui « n’existe pas » (16), si ce n’est qu’en tant que « construction politique » (22) ou division administrative de ce qui se situe au delà des mers qui bordent la métropole. Pour être plus précis, il est question dans cet hommage littéraire de la France d’outre-mer.
Lire l’exotisme
Auteur d’un premier roman remarqué et salué par la critique, François Garde a fait l’objet d’un brûlot sous la plume courroucée de l’anthropologue Stéphanie Anderson qui l’accuse d’avoir représenté avec force indélicatesses le peuple aborigène d’Australie dans Ce qu’il advint du sauvage blanc (2012), œuvre de fiction romanesque qui s’inspire en partie de son expérience dans le Pacifique. Se détachant de cette toile de fond, Petit éloge de l’outre-mer a un je-ne-sais-quoi de goût de repentir, de matoiserie qui viserait à redorer un blason quelque peu terni par le portrait éristique aux accents colonialistes que Garde brossa des Aborigènes.[1]Les Outre-mer, comme on dit, c’est tant l’Océanie francophone (dignement représentée par la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, sans oublier Wallis et Futuna) que des régions ultra-périphériques comme la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, La Réunion, Mayotte, etc.[2], autant de cartes postales qui fleurent bon l’exotisme et les clichés : « Le mélange émollient de chaleur tropicale, de paresse favorisée par la générosité de la nature, de sensualité omniprésente, de liberté des mœurs et d’hospitalité sans limites a fait rêver des générations d’Européens » (21), précise l’auteur.
Débarquer dans la France d’outre-mer, c’est s’aligner sur d’autres modes d’existence, adopter de nouveaux rituels et découvrir de nouvelles expériences sensuelles. En un mot comme en cent, c’est accepter le dépaysement : « Admirer des palmiers bercés par la nuit tropicale. Ôter son pull. Régler sa montre sur un nouveau fuseau horaire. Se laisser cueillir par un mélange de senteurs iodées et sucrées. Entendre des rires, des appels, des pleurs, des embrassades » (13).
Pour moi, ultramarin, nul exotisme dans les teints hâlés, les corps sculptés découverts à la merci des « piqûres du soleil » (58), le ciel étoilé qui brille de mille feux, l’omniprésence de la mer, les particularismes linguistiques chantants, le métissage et le multiculturalisme, la dangerosité de la faune et des maladies tropicales, etc. Rien que du quotidien.
« L’outre-mer me colle à la peau » (58)
Au point d’en faire un éloge quelques années plus tard, avec une pointe de nostalgie.
On sent bien que le romancier, jadis « séduit par surprise » (14), est encore sous le charme de ses pérégrinations en outre-mer. Mais que l’on ne s’y trompe pas ! Petit éloge de l’outre-mer ne tient pas du panégyrique. Ici et là, des commentaires à fleurets mouchetés égratignent les ultramarins à qui l’on reproche de jouir de subventions excessives : « Interrogé, le Français […] pointera parfois une forme d’irritation contre les flots d’argent public qui, croit-il savoir, se déversent à fonds perdus vers des populations paresseuses et ingrates » (20-1). Garde évoque également avec à-propos le parcours et la destinée difficiles des populations de ces pays : « Partout une histoire violente, tissée de misères et de voyages sans retours, d’exils et d’espérances, de mémoires et d’amnésie, de deuils et de renouveau … » (25). Il est aussi question d’un « goût immodéré de la voiture » (90), un travers que l’on retrouve en Nouvelle-Calédonie avec une surconsommation effrénée de véhicules tout-terrain.
Et l’auteur de diagnostiquer les pathologies de toute personne qui ne partagerait pas sa vision des choses. La France sans l’outre-mer ? : « une myopie préjudiciable » (23). Considérer l’outre-mer sans entendre son mécontentement larvé serait « une surdité pernicieuse » (25). Ne pas faire cas de la complexité du tissu communautaire, « c’est se condamner à l’aveuglement » (29).
Après tant d’années à parcourir cet espace francophone, François Garde avoue porter un nouveau « regard sur la mappemonde […] et […] sur notre Hexagone nombriliste et frileux » (85). De retour en Métropole, il fait désormais parti des « anciens d’outre-mer [qui] se réchauffent au souvenir du soleil tropical » (81). Nul doute que mes amis et collègues métropolitains, qui portent le deuil de leur parenthèse enchantée depuis la fin de leur séjour en outre-mer, se reconnaîtront dans ces lignes.
Regard postcolonial ?
Le projet colonial, comme l’atteste celui du navigateur Yves-Joseph de Kerguelen, n’a jamais dissimulé ses ambitions hégémoniques dans une formule assez ambiguë qui ferait passer de l’avidité pour de la noblesse : « faire que la France soit plus grande que la France » (87). La France d’outre-mer, après les vagues successives de décolonisation au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, a comme un arrière-goût de déliquescence.
François Garde met en lumière l’idéologie européocentrique qui sous-tend cette construction politique de l’outre-mer francophone en reprenant à son compte le discours de la théorie postcoloniale sur le rapport centre/ périphérie
François Garde met en lumière l’idéologie européocentrique qui sous-tend cette construction politique de l’outre-mer francophone en reprenant à son compte le discours de la théorie postcoloniale sur le rapport centre/ périphérie : « Bien sûr, l’outre-mer n’existe pas. Pas plus que la province. Vous naissez Breton ou Savoyard, Alsacien ou Basque. Vous ne devenez provincial qu’en arrivant à Paris. Le regard de l’autre, du centre, vous définit et vous assigne : non par ce que vous êtes, mais comment on vous regarde. Un motif en creux » (16). Au-delà de l’exercice de style jouissif (sur le modèle : ré-écriture d’un texte avec changement de perpective narrative) que constitue le chapitre intitulé “Inverser”, la fiction métatextuelle que propose Garde permettra de stimuler plus facilement l’intelligence empathique des lecteurs métropolitains.
Toute cette démarche, très louable en soi, s’accommode mal à l’entreprise générale de ce livre qui se propose de faire découvrir ces civilisations excentrées et souvent marginalisées dans le discours politique français au travers d’un représentant de l’Etat né dans les Alpes-Maritimes. S’ensuit-il que la question de la légitimité du point de vue puisse se poser en filigrane, même au regard des réflexions de l’auteur sur la déconsidération condescendante des ultramarins : « Pourtant, j’ose le rappeler au risque de choquer ceux qui y vivent, l’outre-mer a toujours été dans l’Hexagone, un enjeu secondaire, un ministère exposé sans gloire ni bénéfice, une cause sans beaucoup d’avocats. Et d’ailleurs, comme me l’avait dit, pince-sans-rire, un grand serviteur de l’État auprès de qui je débutais : “Outre-mer, on apprend quantité de choses passionnantes, mais qui ne servent à rien une fois rentré en métropole”. Il avait raison, mille fois raison » (22).
Alors que la question de la légitimité du discours me paraît moins pertinente dans le domaine de la fiction (voir la polémique autour de Ce qu’il advint du sauvage blanc), il me semble qu’elle se pose avec une plus grande acuité dans la catégorie documentaire.
- François Garde, Petit éloge de l’outre-mer, coll. folio Paris : Gallimard, 2018, 128 p., 2 EU.
[1] Lire le chapitre 7 intitulé “Se sentir soi-même et un autre” dans La séduction de la fiction (Paris : Hermann, 2019) pour en savoir plus sur cette polémique.
[2] Voir le planisphère in Petit éloge de l’outre-mer, pp.10-11.