En mars 2012, l’académicien et philosophe Michel Serres publiait Petite Poucette, un essai interrogeant notre génération , perdue entre les traditions du passé et un présent et futur néo-technologiques à réinventer.
Michel Serres est né en 1930, que pourrait-il bien connaître de la génération que l’on a dénommé Y ? Rien sinon des constats et observations lointaines, une appréciation d’un autre temps. Pourtant, professeur attachant et attaché à ses élèves depuis le début de sa carrière, l’auteur n’est jamais tombé dans la condescendance hautaine de l’adulte envers l’adolescent, et a su analyser et comprendre mieux que quiconque une jeunesse troublée mais de plus en plus efficace.
Sans frontières, sans besoins ?
Pour Michel Serres, la jeunesse d’aujourd’hui est incomparable à celle des âges précédents. N’ayant connues ni guerre ni famine, les nouvelles générations occidentales évoluent dans un monde global et connecté, où le savoir ne s’acquiert plus uniquement par l’enseignement mais aussi par une simple recherche sur Google. Sans frontières, sans limites, cette nouvelle génération est partout à la fois :
« Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la Toile, à tout le savoir : ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous vivions dans un espace métrique, référé par des distances.
Ils n’habitent plus le même espace. »
A partir de là, l’auteur interroge : si tout le savoir n’est qu’à portée du pouce, pourquoi les professeurs ? Pourquoi les enseignants, pourquoi l’école ? Michel Serres analyse le nouveau chaos des salles de classe, le brouhaha permanent des amphithéâtres, la désertion des lieux d’enseignement. Sans juger ou critiquer, il tente de comprendre ces nouveaux êtres à qui on impose une éducation venue d’un autre temps, d’une époque qui ne leur correspond plus.
Petite Poucette n’a pas perdu son chemin
Michel Serres n’est pas que penseur, il est aussi érudit. Son œuvre, adressé à tous sans limite d’âge, regorge de termes forts et de références historiques. Avec talent et tendresse, il compare sans insulte cette nouvelle génération à Saint-Denis qui, décapité par l’armée romaine, ramasse sa propre tête et continue son chemin jusqu’au sommet de la butte Montmartre. De la même manière, voilà la Petite Poucette décapitée de sa tête pensante et cognitive, transvasée par les nouvelles technologies dans un ordinateur, sur la Toile, dans des moteurs de recherche. Un être sans cerveau alors ? Michel Serres rétorque non : voilà une nouvelle tête, pas mieux faite, mais faite ailleurs, avec plus de capacités :
« Entre nos mains, la boite-ordinateur contient et fait fonctionner, en effet, ce que nous appelions jadis nos « facultés » : une mémoire, mille fois plus puissante que la nôtre ; une imagination garnie d’icônes par millions ; une raison aussi, puisque autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n’eussions pas résolus seuls. Notre tête est jetée devant nous, en cette boite cognitive objectivée. »
Que reste-t-il alors de notre intelligence à nous, les enfants du XXIème siècle ? L’invention, répond l’auteur. Voilà notre cerveau dégagé de toute responsabilité purement intellectuelle, nous voilà aptes et libres de créer sans limite, d’inventer au moyen de ces nouveaux outils surpuissants.
Que reste-t-il alors de notre intelligence à nous, les enfants du XXIème siècle ? L’invention, répond l’auteur.
Alors certes, Petite Poucette est bien seule, un peu perdue dans ce nouveau monde déchiré entre un passé qui ne correspond plus à ses attentes et un avenir incertain. Mais elle a les outils, le courage, et la possibilité de créer son propre chemin. Contrairement à ses prédécesseurs, elle n’est plus à la croisée de plusieurs voies entre lesquelles choisir, mais elle a la possibilité de créer elle-même toutes ces voies, et de choisir celle qui lui conviendra le mieux.
L’Histoire, canevas d’un monde meilleur ?
Michel Serres, sans complexe, dresse ainsi un portrait du « jeune » d’aujourd’hui, mais n’oublie pas de le connecter à l’histoire de notre civilisation. Ainsi pour lui, l’apparition de ces nouvelles technologies révolutionnaires n’est pas si différente de l’apparition de l’écriture et de l’imprimerie qui, en leur temps, ont forcé un changement dans nos sociétés. Il différencie les sciences dures et douces : les outils, avancées industrielles permanentes, ont marqué l’Histoire et lui ont même donnée leur nom. Les sciences douces, parmi lesquelles l’auteur place l’écriture et l’imprimerie, ont rassemblé les hommes et permis, plus que les sciences dures, la création d’un monde plural et organisé :
« Le doux organise et fédère ceux qui utilisent le dur. »
Ainsi, il y aurait une place, positive et constructive, pour les nouvelles technologies. De même que l’écriture et l’imprimerie ont permis des avancées politiques et sociales, Internet et ses multiples connexions auraient alors le pouvoir, entre les mains de la Petite Poucette, de créer un monde nouveau et adapté.
Ainsi pour la première fois, un adulte pose son regard sur notre génération sans en tirer un bilan catastrophique. Pour la première fois, la Toile n’effraie pas mais impressionne, et s’admire comme le futur outil d’un changement majeur. Pour la première fois aussi, individualisme, globalisation, nouvelles technologies, sont analysés sans pessimisme, objectivement, comme les simples illustrations d’un monde qui change, mais pas forcément pour le pire.
Petite Poucette n’est pas un livre à dévorer le soir, ou au milieu d’une foule bruyante. Ses quatre-vingt pages philosophiques et denses nécessitent une complète concentration, car chacune de ses phrases est une pensée à part entière, et chacune de ces pensées vous seront nécessaires pour avancer. Que vous ayez vingt-deux ans, comme moi, ou quatre-vingt quatre, comme Michel Serres, cette œuvre vous est destinée, et vous fera porter un autre regard sur le monde qui se prépare aujourd’hui. Un regard plus optimiste, plus ouvert, que vous aurez envie de partager et de répandre autour de vous, comme je le fais aujourd’hui, le sourire aux lèvres !
- Petite Poucette, Michel Serres, éditions Le Pommier, 84 pages, 9,50€, mars 2012
Charlotte Viguié