Avec ce millième livre édité, le Castor Astral fait une nouvelle fois confiance à Jean-Marie Gourio qui nous emmène dans les comptoirs ordinaires des bars et des bistrots de tous les jours, en relatant les paroles ordinaires si éphémères attrapées au vent avec la fidélité du collectionneur expérimenté. Mais cette fois-ci, le challenge est de taille puisque l’auteur nous livre des haïkus, ces « petits poèmes japonais, en trois vers, très légers, éphémères, qui saisissent en peu de mots de l’instant ».
Difficile pourtant de dépeindre en quelques mots un tableau du quotidien et ainsi avec seulement quelques lignes éveiller alors chez le lecteur une quelconque sensation. Ceux qui manquent cruellement d’imagination ou de sensibilité devront passer leur chemin ; les autres apprécieront les poétiques descriptions qui surgissent parfois de nulle part, ou qui plutôt apparaissent au détour d’un verre : « Le dimanche les arbres s’assoient sous les vieux », « le café ferme la nuit ouvre la porte », « Rodin à table petit enfant volcan de purée ». Des traits d’humour jaillissent soudainement ici et là dans le texte comme ayant surgi des bouteilles débouchées et des lèvres humectées : « ma femme ne peut pas me quitter je suis jamais là », « tuer la connerie dans l’oeuf que faire après des coquilles ».
Pourtant, au milieu de ces perles, somme toute assez rares, les gros galets sans aspérités abondent, car puisque l’on assiste aux brefs dialogues échangés durant quelques secondes au comptoir, on en retrouve aussi les généralités souvent assenées : « Rome c’est Paris pas pareil », « l’alcoolisme des jeunes le baccalauréat deux challenges ». Et à ces généralités s’ajoutent des haïkus éméchés, ivres sans doute et qui n’ont plus toute leur tête puisqu’ils en perdent tout sens : « Jésus de Nazareth téléphone le jeudi à sa mémé », « Jeanne d’Arc fait pipi sur le feu ». Si vous aimez ces reflets de la vie quotidienne, ils vous seront servis sur un plateau sans avoir été triés par l’écrivain. Vous dégusterez cette matière brute, sans condiments, sans assaisonnement, quitte à assécher votre palais.
Mais après tout, y-a t-il en poésie des paroles plus belles que les autres ?
Car elle est bien là l’ambiguïté de ces haïkus de comptoir, faut-il en sélectionner les plus pertinents, les plus élégants, et perdre en spontanéité mais gagner en beauté artistique ? Ou au contraire ne pas essayer de transformer le carbone en diamant, ramasser tous les cailloux sur son chemin et les jeter entre les pages, sans faire de distinction avec les pierres précieuses dont l’éclat ici s’assombrit au milieu de mots qui ne portent aucune poésie en eux ? Mais après tout, y-a t-il en poésie des paroles plus belles que les autres ? Jean-Marie Gourio, amoureux des mots, de n’importe quel mot prononcé dans un lieu aussi banal que le comptoir, les cajole tous et n’en rejette aucun. Ce faisant il repousse les frontières, les limites, entre l’œuvre d’art du haïku traditionnel qui révèle l’évanescence des choses, et le propos quotidien qui se meurt parmi toutes ces phrases que l’on prononce sans réfléchir et sans vouloir exprimer quoi que ce soit si ce n’est notre souhait de tromper le silence et de le briser enfin. Peut-être que l’art de Jean-Marie Gourio se situe là, dans le contraste entre l’apparente banalité du comptoir et la poésie qu’il contient : « le soleil se couche s’endort oublie la lumière », « le temps passe sur la chemise toute froissée ». Mais les haïkus ne composent pas seuls ce livre.
Après eux, un autre texte se présente aux yeux du lecteur : « L’été au comptoir ». Cet ensemble de textes en prose alternent les belles métaphores et les paragraphes que l’on lit d’une traite parce que formant des histoires sans queue ni tête. « Remboursez ! » décrit la vie comme un « long film », « vingt-quatre images seconde pendant cinquante ans », et le lecteur s’aperçoit que l’auteur cherche lui à capturer des instants de vie apparaissant et disparaissant au gré des pages. L’idée phare qui peu à peu s’impose est celle de la légèreté, celle de l’être humain et de l’alcool qui l’enivre et le fait voguer au dessus des contingences de la vie réelle, qui le fait vibrer loin du sérieux du quotidien. D’ailleurs les mots doivent-ils être empreints de gravité pour raconter une histoire ou pour parler de la vie ou de la mort ? Gourio nous indique que non, puisque dans « Qu’y a t-il après la mort », la réponse n’est autre qu’« une boîte de crayons de couleur, un entonnoir en plastique jaune et un sachet de thé. Cela valait-il la peine de nous en faire tout un foin ? ». Au comptoir, il n’y a jamais de quoi en faire tout un foin, puisque soucis et interrogations s’évanouissent dans les liqueurs.
Dans « Pensée pressées », le texte qui suit, très court et dans le même style, il n’y a même plus d’aboutissement, d’achèvement du propos, car ce qui est pressé est ce qui est fait à la va vite. C’est au lecteur qu’il revient la tâche d’extraire de ces lignes une substance et en nourrir son imagination.
Enfin, la dernière partie, « les Rêves de comptoir », est riche d’enseignements sur le but de l’auteur, qui y voit « une critique de la raison pure en quelques mots », car finalement sentir c’est rêver, ce n’est pas raisonner mais savourer l’instant « pour nous prouver encore la plasticité de nos cœurs élastiques », et apprendre à se contenter de ce que l’on rencontre au quotidien, car comme le déclare l’un des nombreux illustres inconnus du livre : « moi, la vie de tous les jours me suffit ». Jean-Marie Gourio estime que ce sont ces souhaits enfantins et imaginaires « qui, peut-être, nous font traverser la vie avec un éclat vif encore et toujours piqué au fond des yeux ». Et de là, il s’applique à nous en rendre toute la teneur, pour que nous aussi nous gardions de son « petit livre porte-bonheur » une autre vision du monde, une vision colorée par ces visites impromptues dans les comptoirs animés.
- Haïkus de mes comptoirs, Jean-Marie Gourio, Le Castor Astral, 15 euros, novembre 2014