Pendant le confinement, Malicho Vaca Valenzuela – sans savoir qu’il est en train de fabriquer un spectacle mène depuis son ordinateur une enquête virtuelle sur les rues de Santiago du Chili, où il a vécu toute son enfance. Une traversée qu’il effectue d’abord pour lui-même avant de prendre conscience qu’il peut la partager à d’autres.

Reminiscencia

La carte et le territoire

Le dispositif est très simple : une petite table, un petit ordinateur sur le côté et au milieu, un très large écran blanc, qui prend à la verticale tout l’espace. La carte ici c’est Google Earth, et Valenzuela nous permet de l’arpenter par le biais de balises qu’il a posées comme des cairns. Le territoire c’est le Chili et plus particulièrement Santiago où se trouve son quartier d’enfance. En partant de la maternité où il est né et jusqu’aux lieux de ses premières manifestations, on sillonne les lieux qui ont marqué son existence tout en ayant leur identité propre. En effet, en zoomant sur chaque morceau de paysage choisi, se révèlent des détails qui font vivre l’endroit malgré son immobilité : une étoile filante saisie au vol par le flash de l’appareil, un enfant dans un jaune d’œuf, une mariée sur le bord d’une route, des gens qui marchent, des gens qui travaillent, des gens qui fument. Le détail vient creuser la profondeur et enrichir ce “collage particulier de souvenirs collectifs”. La visite de ce monde se fait à travers l’espace autant que dans le temps. En effet, au fil des années, les lieux se fissurent, inventent leurs premières ruines. La superposition des cartes fait alors apparaître la trace du temps dans le territoire.

L’amour et les ruines

Ces plongées dans le paysage, accompagnées des bruitages malicieux de l’artiste, sont entrecoupées de vidéos dévoilant son quotidien durant le confinement, en compagnie de ses grands-parents. Son papi qui répare une radio comme pour contrer l’effet du temps. Sa mamie qui chante par-dessus cette même radio. Les deux ensemble qui chantent les yeux dans les yeux, des étoiles dedans. Toutes ces séquences accumulées créent une poésie toute particulière, renforcée par la constance avec laquelle l’artiste nous parle à travers un flux continu qui nous tient toujours la main. Lorsqu’on apprend que sa grand-mère est atteinte d’Alzheimer, l’enjeu artistique se transforme : il ne s’agit plus seulement de parcourir Google Earth pour y piocher des souvenirs, mais de trouver le moyen de transformer l’espace pour permettre à cette grand-mère d’accéder à sa propre mémoire, de restaurer un passage entre l’extérieur et son intérieur.

La transformation de l’espace a deux conséquences qui sont corrélées : la première est intime, la seconde est politique.

Nos marques dans le territoire

La transformation de l’espace a deux conséquences qui sont corrélées : la première est intime, la seconde est politique. Par un subtil travail de la forme, Valenzuela parvient à relier ces deux dimensions. Ainsi, deux types d’images sont filmées dans un même cadre formel, avec un smartphone : d’une part, les murs de la maison parés de photographies et de bibelots dans le but de réanimer la mémoire de la grand-mère, d’autre part, les manifestations étudiantes de 2006 exigeant la prise en charge de l’éducation par l’État, au cours desquelles les murs se sont trouvés couverts de graffs, de tags, de poèmes, de phrases, en somme d’inscriptions absolument révolutionnaires. Un déplacement s’opère de la vieillesse à la jeunesse, de l’intime au politique, et permet de renforcer la certitude que la lutte militante s’inscrit toujours sur plusieurs générations, de 2006 à 2019, s’enrichit de ces différentes générations autant qu’elle se retrouve dans différents pays, du Rojava au Chiapas. Et si les techniques militantes varient, des 1 800 heures de course aux immenses rassemblements populaires pour le Chili, certaines stratégies demeurent universelles. Ça semble être le cas des graffitis qui s’inscrivent sur les murs, dans les coins, par terre, sur des plaques, aux endroits où ils seront effacés, là où ils assument éphémères. Une question alors : faut-il dépasser l’éphémère pour parvenir aux révolutions ? Et au fond, les révolutions ne sont-elles pas condamnées à l’éphémère ? Non. Mille fois non. Il reste toujours des traces. Il y a Google Earth pour nous rappeler. Il y a Valenzuela pour nous le rappeler. Et surtout, malgré Alzheimer, il reste toujours les chants, par-dessous la radio. L’amour, la révolution et les chants. “Sin ti et la révolution no podré vivir jamás”.

  • Crédit photo : (c) Christophe Raynaud de Lage
  • Avec Rosa Alfaro, Malicho Vaca Valenzuela, Lindor Valenzuela 
  • Texte, création, mise en scène, dramaturgie et vidéo Malicho Vaca Valenzuela