À première vue, rien ne rapproche Sans Soleil (1983) de Level Five (1997). D’une évasion kaléidoscopique dans les « pôles extrêmes de la survie » à une fiction en chambre close explorant les arcanes d’un Enfer virtuel, Chris Marker prend un virage abrupt. Pourtant, ces enquêtes sur l’oubli fredonnent une même fugue, uniment mélancolique. Pour clore notre dossier sur la distance, trois phrases de Sans Soleil relues par Level Five, dans l’idée d’explorer les affinités qui unissent ces documentaires à fleur de temps.
« A-t-on jamais rien inventé de plus bête que de dire aux gens, comme on l’enseigne dans les écoles de cinéma, de ne pas regarder la caméra ? »
1/25e de seconde : c’est le temps d’un regard-caméra sur un marché du Cap-Vert, où Sandor Krasna, l’avatar de Chris Marker dans Sans Soleil, glane les images de passantes pour en nourrir ses lettres. Level Five prend la boutade de son aîné au pied de la lettre : le film tout entier impose un regard à supporter, à accepter, et dont le spectateur aurait presque envie de se détourner tant il commande un déconcertant rapport d’intimité. Car Level Five est l’histoire d’un deuil : Laura (Catherine Belkhodja) s’adresse depuis chez elle, au-delà de la caméra qu’elle fixe, à son compagnon mort. Elle rappelle jour après jour l’anodine complicité de son couple et, derrière les plaisanteries et les souvenirs de voyage, s’interroge sur le maintien de l’amour. Sa sincérité solide et sans pathos s’apparenterait presque à une épreuve pour le spectateur, plongé malgré lui dans une relation qui n’est pas la sienne et à laquelle le dispositif dépouillé du film confère une allure véridique. Le plaisir de surprendre la confidence adressée vient lutter contre une pulsion adverse générant un discret malaise : celle de détourner le regard pour retrouver, enfin, le confort de la distance. L’écran de cinéma paraissait pourtant la garantir sans heurts ; il n’a pas réussi à la maintenir, même le temps d’un regard. Après les clins d’œil érotiques des passantes de Sans Soleil, place à une pudique pornographie de la tristesse.
« Est-ce une propriété des îles, de faire des femmes les dépositaires de la mémoire ? »
Au cœur du drame individuel, surgit la tragédie collective : celle d’une petite île, sacrifiée par l’armée japonaise. Laura exorcise la souffrance en tâchant d’achever le jeu vidéo pédagogique que son amant mort consacrait à la bataille d’Okinawa (1er avril-22 juin 1945). « Chris », double explicite du cinéaste, l’aide à opérer cette régénération posthume. Le spectateur s’évade, de l’étouffant bureau de Laura aux paysages insulaires, et croit souffler. Mais si Marker se détourne d’un décès individuel, c’est pour mieux faire défiler les cadavres : ces milliers de civils qui, sur les recommandations de la propagande militaire, se sont suicidés au moment de l’offensive américaine. Certains, avant de mourir, ont battu à mort leurs proches plutôt que de céder de la vie à l’ennemi. Face à l’horreur, la révélation survient, implicite : le compagnon de Laura s’est suicidé, à force de trop chercher. Et c’est l’éclat du documentaire que de suggérer, comme dans un film noir, ce fastueux coup de théâtre. Laura reste, et lutte contre plusieurs strates de distance : celle de l’Histoire, qui a négligé d’écrire le souvenir de la catastrophe ; celle qu’impose la disparition du chercheur aimé, dont il faut terminer le travail. La mélopée de la consolation avance sur deux fronts simultanés : il revient au jeu vidéo de réconcilier l’Histoire avec le deuil.
Dans Sans Soleil, Sandor Krasna évoquait déjà Okinawa, et l’irruption de la guerre comme moment du basculement de l’île dans les temps modernes, ceux du tourisme de masse et des porte-clefs à forme d’arme. Il filmait les cérémonies magiques et célébrait les noro. De ces divinités sororales et tutélaires d’Okinawa, il faisait les dépositaires en voie d’extinction de la mémoire, et au-delà, le symbole de la résilience du temps humain devant les atroces à-coups de l’Histoire. Quatorze ans après, Laura, nouvelle noro, doit, comme les femmes du marché de Nara, comme la tisseuse du temple de Kannon, raccommoder un rideau déchiré.
« Je pense à un monde où chaque mémoire pourrait créer sa propre légende »
Sandor Krasna se fascine au Japon pour les jeux vidéo, « seul plan qui offre un avenir à l’intelligence ». À Okinawa, le tourisme fait de l’Histoire un jeu pour consommer gaiement l’horreur. Laura fabrique quant à elle son propre dispositif ludique. Le matériel informatique qu’elle utilise ferait sourire le spectateur actuel si , plus de vingt ans après, la confiance amusée placée en la mémoire du numérique, nouveau dépositaire des traces du temps, n’était pas d’une pertinence si dérangeante. Cette foi en une réparation de l’oubli collectif prend le contrepied de la conclusion désabusée de L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962) : « When the legend becomes fact, print the legend » (« Quand la légende se transforme en faits, imprimez la légende »). Alors que l’Histoire brode trop souvent ses grands récits sur le tambour d’une légende dorée, nécessairement erronée, l’univers virtuel ordonne les vestiges des mémoires individuelles et leur offre un lieu de survivance.
Encore plus que dans Sans soleil, le contenu du documentaire, dans Level Five, ne s’énonce pas, il se cherche. Nulle sérénité didactique ne s’impose. La vérité s’apparente au jeu vidéo que Laura ne parviendra jamais à achever : un Janus bifrons dont les visages se truquent aussi facilement que les images. Au cours de catabases nocturnes et névrotiques, le personnage erre sur le réseau clandestin créé par son compagnon : l’Optional World Link,ou OWL (du nom anglais de l’animal totem de Marker). Derrière chaque profil, derrière chaque masque, derrière les morts d’Okinawa, elle recherche, nouvel Orphée du numérique, quelque trace de son Eurydice. Selon André Bazin, du désir d’embaumer le réel pour en garder le souvenir découle la genèse des arts plastiques que sont la peinture, la photographie et le cinéma [1]. Dans Level Five se lit la conscience lucide, à la fin du XXe siècle, d’une prise de relais par l’internet de ce défi répété de l’intelligence humaine : abréger la distance qui nous sépare de l’insupportable mutisme des défunts.
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Le stade ultime de compréhension du monde, ce « cinquième niveau » qu’offre le virtuel, se dérobe à Laura : elle finit par s’y noyer. Sans Soleil et Level Five posent la question de la mémoire en roue libre, qui, à force d’accumuler images et faits, s’enrage, s’enraye et brise même son dépositaire. Dans Sans Soleil, le « seul film [qui] avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle » s’appelle Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958). La pierre de touche de Level Five, c’est Laura (Otto Preminger, 1944). Ces choix disent assez que pour le cinéaste, la fabrication de l’Histoire est d’abord l’affaire d’un amour qui rend fou ; dans ce cadre, rien ne saurait séparer la passion individuelle des déchirures collectives. Laura partage avec Okinawa une même rencontre abrupte avec la mort, dans le souvenir mélancolique d’un troisième film, d’Alain Resnais celui-là : « Je peux me reconnaître dans cette petite île, parce que ma souffrance la plus unique, la plus intime est aussi la plus banale, la plus facile à baptiser. Alors autant lui donner un nom qui sonne comme une chanson, comme un film : Okinawa mon amour ».
Sans Soleil et Level Five font résonner une même conviction : l’oubli, identifié au deuil, n’est pas le contraire du souvenir, mais son envers. Il serait vain de l’éconduire pour vouer un culte à Mnémosyne, comme le Scottie de Vertigo qui s’échine à façonner une seconde Madeleine semblable en tous points à la chère disparue. Le cinéma de Marker érige en figure de proue la permission humble et sereine de l’oubli en tant qu’il est conscient des bribes de mémoire individuelle qu’il révèle : loin des grands récits, l’Histoire doit être faite par tous.
[1] Voir André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? I. Ontologie et langage, Paris, Les Éditions du Cerf, 1958, « Ontologie de l’image photographique », p. 11.
- Sans Soleil et Level Five de Chris Marker, sur Mubi.
Hélène Boons