Voix singulière de la poésie américaine contemporaine, Solmaz Sharif (1983-) est née en Turquie, de parents iraniens. Elle vit et enseigne l’anglais aux Etats-Unis. Sa poésie, à la croisée de l’intime et du politique, mêle questionnements identitaires, réflexions sur l’exil, conflits géopolitiques, expérience personnelle et intime du monde, dans une langue originale, interrompue, haletante, tantôt saccadée, tantôt fluide, mais toujours à l’écoute des bruits du monde.
Ce deuxième recueil poétique, publié en français aux éditions Unes, évoque la difficulté et l’absurdité d’une identité à reconstituer, la question du déracinement, et par là même, des racines. C’est une poésie de la perte dont il s’agit, perte de la terre natale, des repères géographiques, de l’origine et de la généalogie, et qui se manifeste par ce sentiment profond, irritant que quelque chose est égaré, qu’une partie de soi semble impossible à retrouver après la guerre, après l’exil :
« Et c’était ça. / Ce nulle part. / Mon école du ressentiment commençait. »
Cette école du ressentiment, ce sont ces douanes (Customs dans la version originale), lieux supposés de passage d’un espace à un autre, portes closes en réalité, métaphores de l’impossibilité de quitter une terre, comme sa propre langue. Les frontières physiques et les frontières que l’on élève en soi.
La brièveté du mot -qui suggère plus encore qu’il ne dit-, la forme variable du poème, caractérisent l’expression singulière de cette poétesse, qui cherche à faire jaillir au cœur d’un destin intime la force violente de l’Histoire et les conflits extérieurs auxquels il semble impossible d’échapper. Comment vivre libre, hors de l’Histoire, quand toutes les portes sont des douanes auxquelles il faut montrer patte blanche ? La tragédie intime, personnelle, rencontre celle du monde et des territoires en lutte. La figure maternelle même, supposément rassurante, devient, elle aussi, source d’inquiétude.
« Et j’ai vu que la tête penchée sur / un livre que je ne voyais pas […] était l’esprit / éclairé de ma mère / apprenant à graisser un fusil. »
L’intimité du désir
Cette poésie raconte également l’intimité du désir, la tendresse de l’amour, la douceur des présences chéries, en ne séparant jamais tout à fait le registre du monde familier de celui du contexte environnant ; espace de tension, d’inquiétude, de paix impossible.
« Les nuits / étaient plus longues / avec toi en elles. / Solstice intime »
Incessamment rattrapée par la réalité historique et géopolitique, la langue poétique de Sharif est incisée par endroits, interrompue au cœur de certaines phrases ; comme une manière autre de figurer la violence, interruptrice terrible du quotidien, du cours d’une vie.
« Lettres / d’un premier / flirt / aujourd’hui mort. / Tué. »
La voix du poète contemporain, c’est aussi celle de l’impossible retour, de la maison perdue, du pays que l’on ne regagne pas.
La voix du poète contemporain, semble vouloir nous dire Sharif, témoin douloureux de ce qui se joue outre-mer, outre-terre, c’est aussi celle de l’impossible retour, de la maison perdue, du pays que l’on ne regagne pas, et par là même celle de Solmaz Sharif, qu’un retour en terre natale hante, sans espoir. Portes bâties à l’intérieur, murs érigés là où la marche ne se fait plus, où le passé se tait à jamais. Présent cruel. Plus rien d’autre que le présent.
« Pas de mot plus cruel que retour. / Pas de plus grand mensonge. / Les portes peuvent s’ouvrir sauf pour le retour. / D’autres portes ont été bâties à l’intérieur. »
A travers la poésie de Solmaz Sharif résonne un sentiment amer, celui de ne jamais parvenir à se sentir chez soi, d’être incessamment en quête d’une terre d’adoption. L’impression de vivre en exil constant trouve un écho dans la forme plurielle de ses poèmes : proses, vers libres, éparpillement des mots sur la page, utilisation d’une ponctuation détonante, interruption brusque des vers. Et le recueil Douanes marque à ce titre un point de paroxysme dans son œuvre poétique.
L’humaine qualité, nous rappelle la poétesse, c’est avant toute chose la capacité de projection de soi en autrui, l’empathie, qu’il est nécessaire de conserver auprès de soi ainsi qu’un don précieux :
« Empathie signifie / se coucher soi-même / dans la silhouette en craie d’un autre » (p. 19)
- Solmaz Sharif, Douanes, éd. Unes, Nice, 2023
Crédit photo : Solmaz Sharif ©Emma Larsson