Jade Lanzone est photographe, critique artistique, diplômée de l’École du Louvre… mais avant tout poétesse. Danseuse ténébreuse, ses pas s’exécutent à l’ombre d’une chambre où s’éparpillent langueur, spectres et beauté térébrante. En août, pourtant, le soleil et ses rayons blancs ne laissent plus de place à l’obscurité, et c’est en pleine lumière que Jade Lanzone paraît, le pas lent mais assuré, son nouveau recueil poétique Supplice Supplice à la main. La gestation se fit à pas de colombe, mais c’est en oiseau de proie que les mots déposés sur le papier fondent sur nous, le bec net et droit sur le cœur: car si la mélancolie parfume les pages de Supplice Supplice, elle n’en demeure pas moins corrosive et, dans le renouvellement qu’elle subit, résolument moderne.

Il n’est pas commun, de nos jours, de tomber sur de la poésie élégante ; ce n’est d’ailleurs pas sur elle que l’on parie lorsque l’on pénètre une librairie. Mais avant d’entrer plus avant dans l’écriture de Jade Lanzone, qui épouse fiévreusement ce mot, commençons par essayer de poser les jalons d’une définition de l’élégance, résistante que le parler soi-disant « brut », « vrai » et « crade » échouera systématiquement à écraser. Et de fait : épargnons-nous les leçons d’étymologie, mais rappelons tout de même une chose : l’élégance est, à son radical, ce que l’on élit, ce qui, par tri et par choix, est extrait, arraché par nos mains afin d’être porté aux yeux et admiré. L’élégance n’est pas nécessairement un mode d’être affadi par la tradition et le conservatisme ; au contraire, elle devrait plus souvent, peut-être, se rompre à ses origines sémantiques, et embrasser la fulgurance et l’éclat qu’elle suppose. L’élégance n’est pas plate et ridiculement précieuse ; elle prend en otage, percute le lecteur, et, généralement, lorsqu’elle est fatale comme les femmes de Sacher-Masoch, bien plus brûlante que les textes trop volontairement provocateurs. Pensons aux Liaisons Dangereuses, comble de l’élégance littéraire et de la violence psychologique… Point de perversion sordide cependant avec Jade Lanzone ; bien davantage, une délicatesse dont l’intensité confine au cri d’un violon épuisé, qui met le lecteur à l’épreuve des névroses contemporaines où il baigne : le temps hors de ses gonds, l’amour, le corps, et la survie des derniers germes de rêverie candide qui s’osent mal entre deux baises désespérées.

L’introspection est un fruit vénéneux

Avec Supplice Supplice, la poésie suit le cours fluvial d’une réflexivité toute naissante, qui n’est pas encore totalement lucide, qui oscille en funambule entre intuition et introspection. La synesthésie, omniprésente, se met au service de l’épopée d’un corps féminin en plein émoi, mais que l’esprit ne dépeuple jamais tout à fait. Le regard de la chair sur ses métamorphoses, dont les fouettés impitoyables dessinent les rosaces d’une sensualité venimeuse, est pénétrant comme celui d’un chat, et langoureux comme celui d’une lionne après la chasse. Entre feu et flegme, bûcher et glacier, Jade Lanzone retrace le parcours du devenir-femme, spectre de la fille grosse encore de son enfance, alors même qu’elle découvre les abysses de la mort et du deuil, du sexe et de ses vertiges.

« j’emporte

au sommet de mes douleurs

l’enfer hermétique

des enfances décapitées

plus rien ne me reste

au-delà du revers de ma veste

je n’ai rien pu sauver

je voulais que ma maison s’effondre

et elle s’est effondrée » (p. 8)

Le constat est radical : l’enfance est un fantôme. Devenir mûre, gorgée de vie, relève du sacrifice, de la peine capitale pour ce qui fut ; et, comme les mains de Lady Macbeth, on colore les jours nouveaux de souvenirs rouges dont toute tentative d’oubli se révèle vaine. La poésie de Jade Lanzone est hyperconsciente : si l’on peut, de prime abord, se laisser emporter par l’atmosphère fin XIXe, le flux de conscience dont relève la structure du recueil, qui, d’une traite, refait la trame de l’éprouvé d’un corps, nous rappelle que le XXIe siècle est au cœur du texte.

“Qu’il s’agisse de tendres ressouvenirs ou d’acmés de jouissance, de la disparition des êtres aimés ou des affres de la petite mort, le « Je » lyrique balance entre vie et mort.”

C’est dans le rythme harassant d’une époque où les ans passent comme des secondes que se glissent les vers de Jade Lanzone, où passé et présent s’enlacent et s’échangent baisers de la mort sur baisers de la mort. Cette introspection où les aiguilles de l’horloge s’entrechoquent et appellent les murs d’avant, couleur d’innocence, laissant traîner leur fadeur entêtante entre les parois confuses du corps, est également une introspection de ce corps, précisément, qui se forme se déformant, gonflé de désir et de passion. D’une ivresse l’autre : la fantaisie de l’enfance, les fantasmes et plaisirs de l’adolescente qui s’acheminent vers la femme. C’est là toute la virtuosité de l’écriture de Jade Lanzone : depuis un faisceau éclaté de thématiques qui se rejoignent sans se croiser intimement, elle parvient à créer un sentier doux-amer sur lequel cheminer sans prendre conscience du labyrinthe textuel. Il faut donc rendre hommage à la beauté de cette langue, dont la délicatesse et l’allure châtelaine n’ont rien de suranné, et font au contraire montre d’une véritable nouveauté, véritable originalité poétique, par lesquelles tout corps égaré trouvera une voie vers cet étrange réconfort de n’être « pas tout seul à être tout seul » (Stromae, L’Enfer), dans cette errance de masse qui dynamite notre époque.

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