Le funambule fait un pas. Le fil est sa route. Il a exigé de tous ses muscles l’exactitude. La perfection du mouvement est sa grâce et son salut.
Alioune Diagne n’est pas seulement un peintre, il est un funambule. Il évolue avec la même exactitude. Sur le fil. Ses créations sont un point de jonction entre le figuré et l’abstrait : il ne tombe jamais d’un côté, ni de l’autre. Les œuvres de l’artiste sénégalais incarnent cet équilibre.
Observées de près, elles sont composées d’une quantité de signes qui s’agglutinent, un alphabet bien étrange qui ne renvoie à aucune lettre connue. Parfois l’une d’elles est évocatrice mais cette rencontre s’est jouée sur un coup de dé. Puis, on se recule. Les petits symboles abstraits tassés ici et là forment une ombre et sculptent les contours de plus en plus nets d’un bassin, d’un bras, d’un buste. Dans cet amas de petites lettres se sont lovés les plis du corps. L’écriture fait chair ou paysage, et la peinture devient figurative. Alioune Diagne fait la démonstration de la balance parfaite entre l’abstraction et la figuration, c’est ce qu’il appelle le “figuro-abstro”.
L’artiste sénégalais a grandi en observant son grand-père qui lui a légué son patronyme mais aussi son art : il était maître coranique et il écrivait délicatement, avec la plume, les textes saints. Alioune Diagne a pu observer longtemps ce travail lent et minutieux. Des années plus tard, il s’est mis à reproduire inconsciemment sur la toile, les mêmes gestes en y apposant son style. Les lettres arabes ont glissé vers l’abstrait. Ce sont des signes nouveaux, à la fois creux et féconds. Ils engagent un dialogue avec le spectateur parce qu’ils remuent sitôt l’imagination.
Dans ses créations, Alioune Diagne adoucit la ligne des corps et façonne ainsi, des silhouettes dynamiques. Un mouvement plus subtil, plus délicat anime ses toiles. C’est une vibration, plus à même de dire la vie, un supplément d’âme. Sa touche – semblable à celle des néo-impressionnistes – montre des scènes du quotidien comme si elles avaient été peintes sur le vif.
Une ombre ingénieusement portée sur les yeux suffit pour dire la force du regard, et le port de tête haut, la dignité des individus peints. Le figuré s’arrête ici, supplanté par l’abstraction.
Et tout cela se passe du détail. En effet, les femmes et les enfants qui sont au centre des visions de l’artiste, ont une figure presque lisse : les traits ont été partiellement gommés. Une ombre ingénieusement portée sur les yeux suffit pour dire la force du regard, et le port de tête haut, la dignité des individus peints. Le figuré s’arrête ici, supplanté par l’abstraction.
Les couleurs comme le dernier ingrédient, l’éclat final, sont choisies avec soin. Tout est toujours baigné d’une lumière vive. Aussi, ce n’est pas un hasard si, jusqu’au 5 mars 2024, au musée des Beaux-Arts de Rouen, les œuvres d’Alioune Diagne communiquent avec celles de Claude Monet. LesBaigneurs du peintre sénégalais sont un chef-d’œuvre, sa maestria côtoie de près celle des maîtres. A cette occasion, il a repris un motif récurrent de la peinture pour faire valoir l’art africain et montrer qu’il s’inscrit parfaitement dans l’Histoire de l’art. Quatre enfants se baignent, on devine le sourire de l’un d’eux. Les jeux de lumière sont saisissants. Les nuances pétillantes de bleus qui habillent tout le tableau, agitent les flots. Et toujours, cette même vibration. Ces enfants dont le visage nous échappe sont des corps narratifs qui rendent compte d’une tradition, d’une culture. L’artiste est décidément engagé dans l’Histoire, il est un archiviste. Ses tableaux sont un pendant à la culture orale. Il fige un moment du Sénégal ; il sauvegarde sur la toile l’image d’un mode de vie séculaire qui s’étiole au contact de la mondialisation.
C’est une œuvre de mémoire qui happe le regard. D’autant que le format des toiles de l’artiste est grand, et que la taille des personnages égale ou dépasse la nôtre. Les œuvres font impression. Dès lors, tout le corps de l’artiste est engagé dans cette création qui prend du temps. Son esprit lui, voyage. En fait, c’est la main qui a le fin mot, c’est elle qui décide du sens des symboles, de leur structure, spontanément. Et, dans ce contexte, le temps se délite, il n’a plus de prise.
C’est aussi une œuvre critique bien ancrée dans son présent. La prochaine exposition du peintre qui débutera le 6 janvier 2024 à la galerie Templon, s’appelle Seede qu’on peut traduire du wolof par témoin ou témoignage. Elle évoquera le drame de l’exode, celui de milliers de jeunes sénégalais désœuvrés, sans travail, sans moyen de subsister, qui quittent en pirogue les rives du Sénégal pour aller en Europe. Une Europe fantasmée, bien loin d’être la terre d’accueil que les jeunes gens imaginent. Les faits divers ne cessent de relever les drames : les pirogues n’arrivent que rarement jusqu’en Espagne. Les morts s’accumulent dans le silence. L’artiste place sous les yeux cette détresse pour montrer que la tragédie ne concerne pas seulement l’Afrique, qu’elle devrait parler au monde. Sa peinture, à ce titre, sensibilise sans que l’artiste n’ait à accentuer le pathos. Inflexiblement, même dans le drame, il peint la dignité de l’Homme, sa force et son courage.
Alioune Diagne, peintre humaniste, archiviste et engagé, montre avec brio le Sénégal. Il sera présent du 20 avril au 24 novembre 2024 à la Biennale de Venise pour représenter son pays. L’artiste n’en finit plus de marquer les esprits. Il est désormais incontournable !
Crédit photo : Alioune Diagne ©️ Carmen Abd Ali