Théodore Rousseau, peintre paysagiste du XIXe siècle, prit part à la protection de la forêt qu’il peignait en ce temps qui était à la fois celui de l’essor de l’industrialisation et le début d’une conscience de destruction de la nature par l’Homme. C’est ce que présente l’exposition qui lui est actuellement consacrée au Petit Palais.
Au milieu d’arbres majestueux qui s’élèvent vers un ciel bleu et gris, dans une nature vivante aux branches torsadées et aux feuillages animés par une touche déjà impressionniste, l’immense tronc mousseux est échoué sur le sol. La scène du massacre est sous nos yeux, au centre de la composition. Les taches rouges en témoignent et, à peine esquissés, deux points de peinture blanche, mais pas innocents, les coupables bûcherons s’activent discrètement sur la gauche de la toile.
Après une déambulation sylvestre, l’huile sur toile Le Massacre des Innocents (1847, La Haye, collection Mesdag) clôt tragiquement le parcours d’exposition consacré à Théodore Rousseau au Petit Palais que nous offrent Servane Dargnies de Vitry, conservatrice au musée d’Orsay et Annick Lemoine, conservatrice et directrice du Petit Palais.
Rousseau à Barbizon
En 1847, Théodore Rousseau (1812-1867) s’installe à Barbizon. Le petit village borde la forêt de Fontainebleau, qu’il fréquente et peint depuis plusieurs années à l’instar des artistes Camille Corot, Jules Dupré, Constant Troyon, Narcisse Diaz de la Peña, mais aussi Charles Jacque et Jean-François Millet, deux amis qui s’installent à Barbizon deux années plus tard.
Tandis que l’industrialisation est en plein essor, le village devient un refuge pour les artistes en quête d’harmonie. Théodore Rousseau s’inspire des maîtres hollandais du XVIIe siècle et des paysagistes romantiques britanniques. Les sujets mythologiques ou bibliques disparaissent de ses toiles et la nature devient la véritable protagoniste.
Présentée dans l’exposition du Petit Palais, l’huile sur papier marouflé sur toile, Un Arbre dans la forêt de Fontainebleau (1840-1849, Londres, Victoria and Albert Museum) à laquelle Théodore Rousseau consacre neuf années de sa vie, est une illustration du nouveau modèle artistique qu’il propose. L’artiste dresse le portrait d’un chêne en majesté, isolé des arbres de la forêt royale de Fontainebleau. Le décor est épuré, le chêne occupe les quatre cinquièmes de la toile et chaque trait, chaque coup de pinceau, semble en dire un peu plus long sur le caractère et l’histoire de cet arbre.
Art et écologie
Le titre de l’exposition, Théodore Rousseau. La voix de la forêt suggère une double lecture. De par son intimité avec la nature, Rousseau considérait entendre les voix des arbres, mais il lève aussi sa propre voix pour les défendre. En 1852, il écrit au comte de Morny, ministre de l’Intérieur et obtient, en 1853, la création de la première réserve naturelle au monde, protégeant la forêt de Fontainebleau du développement du tourisme et des coupes massives d’arbres en raison de l’industrie.
Datant de 1847, Le Massacre des Innocents, à travers un titre biblique évoquant plutôt des peintures académiques de Pierre Paul Rubens ou de Nicolas Poussin, dénonce cette déforestation dont sont témoins les artistes depuis les années 1830.
La quête d’un paysage inviolé où l’homme vit en harmonie avec une nature à protéger est partagée par différents groupes d’artistes européens du XIXe siècle. L’exemple le plus fameux se trouve probablement dans le village breton de Pont-Aven, où artistes français et étrangers cherchent des sujets jugés primitifs. Dans les années 1840, les artistes néerlandais de l’école de La Haye sont aussi en quête d’une nature immaculée, d’un havre de paix qu’ils décèlent dans la région d’Oosterbeek. Cependant, leur fuite de l’urbanisation les rattrape en 1879, lorsque le chemin de fer est installé, rompant la pureté du paysage et signant la fin de la colonie.
Adoptant les mêmes idéaux, une autre communauté d’artistes se forme autour d’Ernest Biéler dans le village Suisse de Savièse entre 1880 et 1914. Parmi eux, Marguerite Burnat-Provins (1872-1952) écrit dans un article de la Gazette de Lausanne du 17 mars 1905 intitulé « Les cancers » : « Les arbres tombent, les torrents endigués servent à toutes les besognes, les blessures en flanc des monts s’élargissent. Sur les terrains, impitoyablement nivelés, s’élèvent, en grappes pustuleuses, des bâtiments informes, l’horreur s’étend où la grâce régnait. Personne ne proteste. » À la suite des réactions positives de lecteurs, elle lance la création de La Ligue pour la beauté afin de protéger le paysage valaisan, faisant ainsi résonance avec les combats de Théodore Rousseau.
Consécration
La voix de Théodore Rousseau n’a pas toujours été entendue. À partir de 1836, ses œuvres sont constamment rejetées du Salon officiel, au point que l’artiste gagne le surnom de « Grand refusé ». Lors du refus du jury, en 1841, de son tableau L’Allée des Châtaigniers (1825-1850, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre), que devait pourtant acheter l’État, il décide d’arrêter les envois au Salon. Il faut ainsi attendre une vente publique de 1912 pour que le paysage, que Rousseau avait choisi de ne plus vendre à l’État, rejoigne les collections nationales.
Prêté par le Musée du Louvre à l’occasion de l’exposition au Petit Palais, la toile se révèle grâce à un bel éclairage. La lumière transperce les châtaigniers et crée un contraste avec la voûte de feuillage qui a fait disparaître le ciel. Le spectateur est plongé dans la nature.
Affranchi du jury, le Salon de 1848 voit le retour de Théodore Rousseau, par ailleurs élu en 1850, 1855 et 1857, membre de ce cercle restreint qui effraie tant le milieu artistique. Sa réputation, qui lui profitait déjà d’un point de vue commercial, lui permet d’obtenir les honneurs sur la scène officielle française. Soutenu par le critique d’art Théophile Thoré, qui fait connaître les peintres de Barbizon aux Pays-Bas, la notoriété de Théodore Rousseau s’élargit au-delà des frontières.
Plusieurs œuvres de l’exposition sont prêtés par la collection haguenoise de Willem Mesdag, artiste de l’école de La Haye qui acheta de nombreuses œuvres de Barbizon et contribua à leur diffusion dans son pays. Parmi ces œuvres, La descente des vaches dans les montagnes du Haut-Jura (étude de 1834-1835, La Haye, Collection Mesdag), une toile de plus d’un mètre de haut, découpée en trois plans. À l’avant, une robuste vache portant au cou une cloche est accompagnée d’un berger et d’une bergère. Derrière des troncs de sapins dénudés qui se dressent telles des pierres tombales, on aperçoit des montagnes aussi menaçantes que le ciel gris. Entre ces troncs surgit un troupeau désordonné aux couleurs qui se mêlent au chaos de la nature dont il semble sortir.
L’homme est intrinsèquement lié au paysage dans lequel il se dessine et la force de la nature est bien plus puissante que celle de ses occupants. Cette scène de genre agreste, précoce dans l’œuvre de Théodore Rousseau, témoigne de la vision de l’artiste sur le rapport entre homme et nature.
- Théodore Rousseau : La voix de la forêt est à voir jusqu’au 5 juillet 2024 au Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris.