« Je chante dans la peinture ce que la société imbécile appelle mes vices et que je comprends comme mes passions. »
(P. M.)
Jusqu’au 19 mai prochain, la Galerie Gaillard expose les photomontages de Pierre Molinier, connu pour ses photographies à forte charge érotique, et ses images ambigües de l’androgynie et du fétichisme. Zone Critique vous propose de redécouvrir l’oeuvre, hantée par le sexe et la mort, de cet artiste iconoclaste et dissident, séducteur et fétichiste, admiré par Gaspar Noé, et consacré “maître du vertige” par André Breton.
Peu à peu Molinier – artiste trop méconnu – retrouve la place d’iconoclaste qui lui revient. Son travail sur le corps, la confusion des genres et les dérives du sexe demeurent essentiels. D’autant que les archives de l’artiste sont loin d’être exhumées mais réapparaissent peu à peu et prouvent combien l’artiste ne peut se limiter à un travesti fétichiste. Se vivant comme hermaphrodite il se transforme d’homme en femme, mais selon un principe particulier: « j’aurais voulu être une femme, mais lesbienne. » D’où ces ustensiles de grimage : bas haute couture, escarpins de luxe mais aussi godemichets et menottes afin de créer sas propres portraits selon une esthétique pour le moins particulière et dissidente.Jouir et laisser une trace
Séducteur invétéré, fétichiste convaincu, travesti impénitent, bisexuel par inadvertance, Molinier aura été habité par deux désirs : «Jouir» afin d’accéder au paradis immédiat du plaisir sexuel et «laisser une trace dans l’infini du temps». L’artiste sublime la pratique sexuelle. Lorsqu’il se fait peintre, il mixe ses pigments à son propre sperme. Il l’affirme : « je chante dans la peinture ce que la société imbécile appelle mes vices et que je comprends comme mes passions. » Ses tableaux ésotériques sont un essai de matérialisation de ses fantasmes. Breton complète : « le génie de Molinier est de faire surgir la femme non plus foudroyée mais foudroyante, de la camper en superbe bête de proie ». Son questionnement sur le sexe jamais vraiment apprivoisé, et l’érotisation des images sont les bases de l’œuvre. La soie des photographies épouse le corps et son aspiration aux brillants essors de la perversité – du moins ce qui est pris comme tel. La dentelle ajourée qui voile les seins qu’elle révèle, offre et refuse un visage qui semble voué à l’exigeante virginité des moniales ou à l’effroyable humilité des filles déshonorées, propose un assemblage fétichiste « souligné » par la présence de deux hauts talons. Dès lors l’intimité ne se remodèle pas selon nature : elle s’enrichit par superpositions de strates parfois incompatibles.
Pierre Molinier invite à une fouille symbolique, savante et erratique. De tréfonds obscurs surgit le statut ambigu de la féminité dans une société avide de cloisonnements, de morales et de pérennité. Contrainte à une nudité distante, la femme propage une inflorescence qui la prolonge et l’isole. Le doute se mue en certitude. L’inverse est vrai aussi. C’est comme une stance surréaliste qui habillerait de pudiques fioritures un sentiment trop humain et un désir complexe.
La femme peut surgir en saltimbanque fatiguée et qui recouvre dans les coulisses de sa loge une identité dont la scène l’avait dépossédée. Ailleurs elle joue son rôle d’épouse les yeux fermés jusqu’à n’être plus qu’un trophée lumineux sur le phallus de cristal de l’orgueil masculin. Elle incarne aussi la veuve joyeuse voilée mais libérée du mensonge et de son statut d’infériorité. Elle avance nue sous ses dentelles, nue dans l’imbroglio d’une passementerie perverse. Elle prend, faussement, angélique les traits enfantins d’un archétype obsessionnel. L’amour pour elle n’est plus une menace assumée mais un jeu de poupée. Poupée âgée mais poupée tout de même qui ne craint plus l’épanouissement éphémère des roses du matin.
Pierre Molinier par ses mises en scène conserve sa place dans la constellation surréaliste. Mais une place excentrique et qui déborde cette école. D’autant que dans ses photographies il reste le précurseur de pratiques artistiques et corporelles qui tiennent à la fois d’une forme de désublimation et d’actionnisme
Pierre Molinier par ses mises en scène conserve sa place dans la constellation surréaliste. Mais une place excentrique et qui déborde cette école. D’autant que dans ses photographies il reste le précurseur de pratiques artistiques et corporelles qui tiennent à la fois d’une forme de désublimation (mais qui ne rejette pas le concept de beauté) et d’actionnisme. Le film « Les Jambes de Saint Pierre » de Dominique Roland présenté au centre des Congrès d’Issoudun en ouverture d’exposition donne une idée de cet actionnisme particulier où le geste, contrairement aux Viennois, n’a une portée politique que par accident.
Fragilité exceptionnelle
Les photographies de Molinier et leurs cérémonies possèdent une fragilité exceptionnelle et semblent le fait d’une improvisation qui continue de vibrer. L’artiste donne toujours l’impression du vivant saisi dans son aspect momentané mais non fixé. Surtout après 1973, lorsqu’il délaisse la peinture et bientôt le dessin pour se consacrer, jusqu’à sa mort, à des montages photographiques qui sont l’aboutissement d’une très longue pratique. L’artiste s’y engage totalement même si, à l’époque, la cote des photos sur le marché de l’art reste des plus modestes.. La lumière des photographies de l’artiste accorde un profil perdu qui tremble au-delà de la simple lisibilité « documentaire ». La charge d’intensité érotique rappelle que toute rencontre reste un moment éphémère qui ramène au sentiment de la fugacité du temps et comporte un avant goût de mort.
Molinier était d’ailleurs familier de l’image de sa propre mort. Il en fit même l’un de ses fantasmes narcissiques privilégiés. Il donna finalement sa forme à son suicide sans forcément en constituer la cause. Il convient en effet d’établir une distinction entre l’image et l’acte. Toutefois on peut se demander dans le cas de l’artiste où pourrait se poser exactement la séparation. Certes ses autoreprésentations dans la mort appartiennent au champ de la fantaisie. Ce sont des travestissements. Elles font d’abord partie du même registre que les transfigurations érotiques de l’artiste. Elles participent du même emportement de vie, elles défient et même nient la mort plus qu’elles ne la préparent. Pourtant de telles « actions » artistiques ne sont pas innocentes. Et le geste ultime de l’auteur surgit dès qu’il lui apparut que l’avenir soudain se refermait sur lui et qu’il ne pourrait exiger de lui-même la possibilité d’excéder d’autres limites.
Molinier échappe donc aux échelles de valeur qu’on accorde généralement à l’art quel qu’en soit le genre. Ses dessins et photographies ne peuvent être classés dans la catégorie pornographique. Ils n’ont pour projet ni de satisfaire aux normes définies par la tradition ni de promettre par quelque bouleversement incongru la continuation d’une Histoire de l’Art. Leur fétichisme est très particulier. Comme pour un Bellmer, ses égéries sont des fétiches du fétiche. Leur provocation reste à double détente. Ni poupées, ni statues, à peine mannequins – sauf à admettre que la puissance onirique de cette dernière ne possède rien de trop intense – ses femmes laissent la question du corps ouverte. L’artiste a su ne pas s’embourber dans les nébulosités d’une métaphysique douteuse ou d’une pornographie purement canaille.
Entre caresse et plaisir ludique l’image franchit une succession de seuils et d’étapes afin d’atteindre ce qui intéressait avant tout l’artiste :
un principe de féminité nocturne et première. Toutes ses œuvres tentent d’en recueillir la présence fondatrice. Ajoutons que le lien – et plus particulièrement en photographie – existe toujours entre le corps perçu et celui qui le regarde. Mais cette connexion ne se prête pas chez lui à une lecture immédiate. Molinier ménage des errements ou des « oublis », des intransigeances ou des omissions. L’œuvre ouvre l’arrête du corps sur des sortes d’étendues et d’étreintes non consommables. Elles montrent comment le corps habite un vide dont l’écho retentit. Ce travail devient alors le miroir brisé du simulacre, sa vision remisée et son aveu contrarié.Entre caresse et plaisir ludique l’image franchit une succession de seuils et d’étapes afin d’atteindre ce qui intéressait avant tout l’artiste : un principe de féminité nocturne et première. Toutes ses œuvres tentent d’en recueillir la présence fondatrice.
L’artiste aura donc multiplié des morceaux de corps disposés dans la région où la pensée n’est que panier percé et pour enjamber ceps et épieux. Lignes et courbes noires tranchent l’épaisseur du blanc et celui de l’obscur. Au fond de l’entre val, l’éros se livre là où les jambes s’ouvrent en livre. Les corps sont amoncelés pour libérer du manque en architecture, des X et des Y par l’aide des bras ou des cuisses. Ce « change » (Faye) donne la bête aux enfers. La jambe échappe au corps et l’enlise. Elle réunit sa peau profonde, lève le noir le plus nuit. Des secousses sont jointes entre cambrures et galbes. Les corps sont des routes. Ils se suffisent à eux-mêmes. Calligraphies de l’essentiel. Seul compte pour Molinier les instants de l’échange en des moments mutiques, énigme sans la question. La tendresse pour folie. Le désir peut-il se soumettre à cette folie ? A cette sagesse ?