Il y a dans chaque page de Camus un éclat de lumière, une vibration sèche du sable, une solitude minérale que seule l’Algérie sait inspirer. Et pourtant, au fil de cette œuvre habitée par le soleil et le vent du désert, une question persiste, comme une ombre longue au zénith: où sont les Algériens ? Albert Camus a aimé l’Algérie à la manière d’un peintre épris de lumière. Il en a capté les moindres éclats, les plages de Tipasa, le vent d’Alger, les pierres de Djemila, sans pourtant en regarder les visages. À travers son œuvre, l’Algérie se déploie comme un décor solaire, sensuel, vibrant… mais déserté de ses habitants réels. Les Algériens y sont absents, effacés, relégués à des silhouettes anonymes.

Albert Camus demeure l’un des plus grands stylistes du XXe siècle, un penseur de l’absurde dont la rigueur morale, la langue cristalline et la tendresse pour les humbles ont marqué l’histoire littéraire. Né à Mondovi, en Algérie, au sein d’une famille pauvre, il a su hisser cette terre natale à la dignité de mythe. Pourtant, ce mythe semble construit sur une absence, sur un effacement dont la portée politique et symbolique ne peut plus être éludée. Il ne s’agit pas de juger l’homme, ni même le cœur d’un fils aimant sa terre mais de poser un regard critique sur l’œuvre, sur ce qu’elle dit et surtout sur ce qu’elle tait.

L’idée est donc d’interroger cette tension : peut-on écrire l’Algérie tout en évitant son peuple ? Mais aussi ce paradoxe : comment Camus, écrivain de la révolte, a-t-il pu ignorer celle des colonisés ? 

“Albert Camus a aimé l’Algérie à la manière d’un peintre épris de lumière. Il en a capté les moindres éclats, les plages de Tipasa, le vent d’Alger, les pierres de Djemila, sans pourtant en regarder les visages.”

Sisyphe : la lumière de l’absurde et les ombres de l’oubli

Chez Camus, l’Algérie n’est pas un cadre, c’est une matière. C’est une terre sensuelle, brûlante, presque sacrée. Elle palpite sous la phrase comme une vibration élémentaire. Dans Noces, recueil lyrique s’il en est, l’écriture épouse le paysage : phrases courtes, claires, scandées comme des marches dans le silence des ruines. L’Algérie devient ce lieu d’accord parfait entre le corps et le monde, cette patrie solaire où l’homme peut se taire sans s’effacer. L’auteur s’unit à cette terre, s’y fond, la célèbre sans retenue : « Il me semble que je n’ai jamais eu d’autre véritable patrie que cette lumière, cette mer, ce silence ». Mais derrière cette harmonie, une question affleure : que célèbre-t-il exactement ? Car chez Camus, la lumière n’éclaire pas tout, elle révèle ce qu’elle veut, aveugle ce qu’elle tait.

Dans L’Étranger, elle éclate dès les premières lignes, non comme décor, mais comme force agissante. Le soleil y écrase les corps, dérègle les gestes, précipite les drames. Sur la plage, au moment du meurtre, il n’éclaire plus la scène : il la commande. Le récit se déroule dans une ville d’Alger sans nom, mais dont le lecteur reconnaît les contours sensuels. Pourtant, dans cette ville si incarnée, ce que cette lumière ne révèle jamais, ce sont les êtres qui y vivent. L’homme tué par Meursault « l’Arabe », ainsi désigné du début à la fin, n’a pas de nom. Il n’a pas de voix, pas de passé, pas de visage. Il est là pour mourir, pour incarner une fatalité, un rouage narratif. Il est emblématique de cette absence. Il n’est pas un personnage, mais un prétexte. Camus ne s’intéresse pas à lui : seul le désarroi de Meursault compte, sa solitude devant un monde absurde. « J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. » Le silence de la plage devient silence d’un peuple. Ce n’est pas la mort de l’Arabe qui trouble Meursault, mais le dérèglement d’un ordre solaire. Et ce soleil devient un personnage qui absorbe les nuances au lieu de les révéler. « C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman », dit Meursault.

Dans sa lumière excessive, l’Autre s’efface. Car si Camus capte à merveille la densité sensorielle de sa terre natale, il laisse dans l’ombre ceux qui l’habitent. L’absurde devient ainsi un prisme esthétique, mais aussi un filtre idéologique : tout se passe comme si le monde colonial n’existait que pour révéler l’étrangeté de l’homme occidental : son exil, sa fatigue, sa quête de sens. La lumière, chez Camus, n’est jamais neutre : elle dessine un monde où l’autre n’a pas sa place. Ce silence n’est pas un oubli accidentel : il révèle une vision du monde profondément centrée sur l’expérience européenne en terre coloniale. L’indigène n’existe qu’en creux, en absent, en menace peut-être, mais jamais en sujet. Le soleil remplace le peuple, le silence remplace la parole.

“Chez Camus, l’Algérie n’est pas un cadre, c’est une matière.”

Prométhée : la lumière de la révolte, l’ombre du silence

Le lyrisme solaire de Noces se fissure, et Camus, mû par une exigence plus vaste, cherche à inscrire l’homme dans l’Histoire, d’élargir son questionnement existentiel en éthique politique. Avec Le Mythe de Sisyphe puis L’Homme révolté, le monde n’est plus seulement absurde : il devient injuste. La conscience s’élargit, la parole se durcit, le style se fait plus dense, plus conceptuel, moins ancré dans la terre, plus tendu vers l’universel. Pourtant, là encore, le peuple algérien est le grand absent de cette révolte camusienne. Cette lumière, qui baignait Noces d’une clarté jubilatoire, devient dans L’Homme révolté un flambeau moral mais dont la portée s’arrête aux rives européennes. L’Algérie y demeure en marge, dans une pénombre idéologique.

Alors que le monde colonial s’embrase, Camus refuse de reconnaître la légitimité de la lutte pour l’indépendance. Le paradoxe est vertigineux. Camus, l’écrivain de la révolte, s’élève contre toutes les formes de violence politique : fascisme, peine de mort, torture, tout ce qui avilit l’homme. Mais cette révolte, pourtant nourrie d’une morale exigeante, reste désincarnée. Elle s’adresse...