Sur le boulevard, le tramway ralentit. L’arrêt est celui de l’hôpital Nord. Un vieil homme se lève, tire ses bouteilles roulantes comme on traîne un bagage et renfonce les tubes et conduis qui l’alimentent. Il saisit la colonne en acier et patiente en observant l’écran publicitaire de la rue parallèle. Le conducteur ouvrira bientôt les portes arrière. Une jeune femme en blouse blanche range dans ses poches son téléphone portable, enroule ses écouteurs puis se lève aussi. S’observent alors ces deux corps-là que l’hôpital unit. Un regard échangé ; chacun trouve dans l’autre le motif de sa présence autant que le signe d’une vie fragile mais obstinée. 

Le vieil homme, bien que malade, ne se prive pas de relooker l’infirmière. Cette femme, c’est une fille qui n’a peur ni des couleurs ni des hommes, ni des regards insistants ni du bruit de ses propres talons. L’univers l’appelait Cyndie, mais au Vieux-Port tout le monde la connaissait sous le nom de Cindy-la-Bombe. Elle était cagole et fière de l’être, portant l’appellation comme un étendard de soie fluo agité au mistral. Un symbole, une institution vivante que même les hipsters récemment installés au Panier n’osaient pas trop moquer en public, craignant autant son verbe haut que ses griffes acryliques.

Cindy avait grandi entre l’Estaque et le quartier des Caillols. Là-bas, entre deux parties de pétanque et une dizaine d’histoires d’amour mal finies, elle avait appris l’art subtil de marcher perchée sur dix centimètres de talons compensés, tout en tenant en équilibre un sac Vuitton (plus vrai que nature) acheté discrètement à Noailles. Elle savait aussi répondre d’un regard noir à la moindre remarque sur la longueur indécente de ses ongles rose bonbon ou sur ses lèvres charnues, si glossées qu’elles brillaient de vulgarité. 

Chaque matin, elle traversait la ville avec une démarche chaloupée et décidée. Sur son passage, les chauffeurs de bus klaxonnaient par habitude, les poissonniers de la Criée lui lançaient un « Ô poupée ! tu veux pas du frais ce matin ? », et même les mémés du quartier reconnaissaient son autorité naturelle en chuchotant avec respect : « C’est Cindy-la-Bombe. Celle-là, elle sait vivre ! »

En dehors de ses heures à l’hôpital, Cindy prête main forte à sa cousine, dans une petite boutique sur la Canebière, dans ce salon de beauté bien connu sobrement baptisé « Beauté Fatale ». Là, sous le regard admiratif et parfois incrédule de ses clientes, elle façonnait de temps en temps de nouvelles cagoles, sculptant sourcils, sublimant faux-cils et redessinant sans hésiter les lignes floues laissées par une allure trop sobre et une féminité qu’elle considérait trop discrète. Ce salon était la ruche cosmopolite du quartier et l’on venait autant pour les conseils beauté que pour les potins locaux ou le simple plaisir d’entendre Cindy, quand elle on pouvait l’y trouver, clamer haut et fort sa vérité quotidienne et ses conseils de meuf.&n...