Selma Hellal est la cofondatrice, avec Sofiane Hadjadj, des éditions Barzakh, maison d’édition créée en 2000 et aujourd’hui l’une des plus importantes sur les scènes littéraires algérienne et internationale. La maison a publié de nombreux auteurs, des grands noms de la littérature algérienne comme Mohammed Dib ou Assia Djebar, aux auteurs plus contemporains qu’elle a fait connaître comme Kaouther Adimi, Mustapha Benfodil, Hajar Bali ou Adlène Meddi. Dans cet entretien, Selma Hellal nous parle de sa vision du métier d’éditrice en Algérie et des enjeux rencontrés.

Ryma Hattali : Pour commencer, comment votre catalogue a-t-il évolué et qu’est-ce qui le caractérise aujourd’hui ? 

Selma Hellal : Les premières années, nous avions une conviction éperdue : celle que nous ne publierions que de la littérature (notre passion à tous les deux), et que l’on consacrerait toute notre énergie à la promouvoir, majoritairement en français, mais aussi en arabe. Mais très vite, des ajustements se sont imposés. Nous étions alors dans les années 2000, et l’Algérie sortait de dix ans de guerre civile. Dans cette séquence cruciale de la vie d’un pays, si vous avez l’ambition de jouer un rôle structurant dans le paysage culturel, vous comprenez rapidement que vous ne pouvez vous cantonnez à publier de la littérature. D’abord, celle-ci ne nourrit pas son homme si je puis dire, elle se vend très peu. Mais surtout, vous êtes littéralement requis par le besoin de dire de la société, le foisonnement de ses modes d’expression, dans un contexte où tout est à reconstruire, tout à inventer, et où un nouvel imaginaire est en train de se façonner. Cela s’est imposé à nous : il était nécessaire d’élargir notre spectre d’intervention et d’essayer de capter la multitude de voix qui cherchaient à se faire entendre. 

Nous avons alors commencé à publier aussi bien du témoignage historique, par exemple ceux d’anciens moudjahidine (des récits autobiographiques ou des mémoires), que de l’essai sociologique. Nous avons même, dans l’exaltation d’alors, publié un catalogue d’art consacré à l’artiste peintre Azwaw Mammeri et organisé une exposition de ses œuvres. Tout cela sans aucune expérience ! Nous avons aussi créé une collection de polars intitulée El Âagrab (Le Scorpion), persuadés que ce genre littéraire était idéal pour rendre compte de ce qui était à l’œuvre dans la société (nous en restons convaincus). En parallèle, Sofiane Hadjadj menait une réflexion en profondeur sur la nécessité de « rapatrier » la littérature algérienne classique publiée en France pour des raisons historiques (période de la colonisation notamment). C’est ainsi que nous avons acheté les droits de La Trilogie Algérie aux éditions du Seuil, maison d’édition française historique de Mohammed Dib, pour la publier en un seul volume. Plus récemment, et c’est symboliquement très fort, nous avons réédité La Soif, premier roman d’Assia Djebar, paru initialement en 1957 aux éditions Julliard, épuisé depuis des années en France et ailleurs. Dans la foulée, nous avons réédité son deuxième roman, Les Impatients. Autant d’ouvrages que nous avons rendu disponibles au lecteur algérien, dans une édition algérienne, et à un prix accessible.

“Vous êtes requis par le besoin de dire de la société, le foisonnement de ses modes d’expression, dans un contexte où tout est à reconstruire, et où un nouvel imaginaire est en train de se façonner.”

RH : Quels sont les enjeux dans le choix des voix que vous éditez ? 

SH : D’une manière générale, je dirais que nous décidons d’éditer un livre lorsque nous avons le sentiment d’entendre une voix. Une voix singulière, qui capte quelque chose du monde, le dit de manière inhabituelle, saisissante, ou qui nous paraît à nous, tout simplement juste. Nous ne publions pas que des textes qui correspondent à nos sensibilités littéraires personnelles, mais c’est le propre d’un éditeur. 

RH : Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur le monde de l’édition en Algérie ? Êtes-vous confrontés à un même impératif éthique ? 

SH : Beaucoup moins. L’Algérie était, à l’époque, en train de se reconstruire après cette décennie tragique. Elle pansait ses blessures. En outre, les moyens financiers étaient considérables. Le champ éditorial a en partie prospéré grâce à une politique du livre généreuse menée par l’État. Mais cette politique dispendieuse n’a pas eu que des effets positifs. Ce fameux champ éditorial, qui était en train de se structurer, a peu à peu éclaté, s’est fragmenté. Tout le monde a voulu bénéficier de la manne étatique, quantité de personnes, qui n’avaient rien à voir avec le livre, ont prospéré dans ce climat. Cela a occasionné une déprofessionnalisation fatale du secteur, et favorisé des comportements parasites, prédateurs, avec, pour conséquence, un nivellement généralisé, une perte d’exigence, un dévoiement des métiers, de leur pratique et de leur conception (éditeur, imprimeur et jusqu’au statut d’auteur). Aujourd’hui, les temps ont changé, le contexte sociopolitique national et mondial est plus pesant et le domaine de l’édition en est nécessairement impacté.

RH : De ce fait, y a-t-il des sujets que vous préférez ne pas aborder aujourd’hui

SH : Nous n’en sommes pas là. Ce qu’il faut davantage craindre, en vérité, c’est l’auto-censure nourrie par la crainte, la peur de représailles dont on ne sait trop d’où elles viendront. Aujourd’hui, nous sommes plus prudents, nous relisons les textes en prenant plus de précautions, en anticipant de possibles ennuis, et les auteurs le comprennent bien. On peut le regretter, mais nous essayons toujours de nous transcender, de voir, comment, malgré cette nouvelle contrainte, l’émancipation reste possible. Prenons par exemple un texte qui se veut « subversif » et le revendique. Nous pouvons décider d’en revoir certains passages trop « brutaux » avec l’auteur en interrogeant avec exigence la nécessité de cette subversion, la forme qu’elle peut prendre. Paradoxalement, il nous arrive d’innover en contournant et de nous découvrir alors plus créatifs…

RH : Et malgré ces contraintes, observez-vous l’émergence de nouvell...