On sait que les interdits ont tendance à s’estomper lors de situations extrêmes de danger, de survie ou d’isolement : des naufragés en tuent un autre pour survivre, des prisonniers de guerre se donnent la mort, des rescapés s’entredévorent… Il en va de même, sans doute, pour la spiritualité qui confronte le rationnel : elle peut survenir chez les plus imperméables à toute réalité « supérieure ». Il peut s’agir de mysticisme, mais aussi de dérèglements ou d’extensions du réel : apparition, vision, présence des morts, rituel, hantement, animation des choses… Je n’y ai pas songé en écrivant L’Occupation du ciel, qui raconte la catastrophe énigmatique d’une base sur Mars par le prisme du seul survivant, l’astronaute américain Clay Sawyer, de retour sur Terre tandis que d’immenses incendies ravagent la Californie. Même si l’espace fait figure de « dernière métaphysique », je n’avais pas anticipé l’irruption de ces phénomènes au moment d’écrire la situation critique de l’astronaute. Peut-être un effet de la pensée narrative en immersion ou d’expériences personnelles.
Extrait 1 (p. 105-106)
Sans prévenir j’avais pris, en rover, la direction des canyons de Rupel. J’étais avec Anita, enfin avec Anita qui n’était plus Anita, qui était Anita sans l’être. J’avais coupé la radio. Je voulais m’éloigner avec elle et trouver une sépulture dans les roches en brèche, le plus loin possible. Arrivé aux canyons, j’ai porté Anita dans mes bras, Anita et l’avenir qu’elle portait, suivant les lignes d’érosion descendantes, et, parvenu au fond, accumulant des pierres noires autour d’elle, demeurant assis dans un silence de mort, ne percevant que mon souffle, je me suis senti à la fin physique du monde et à la fin du monde physique. J’étais prêt à retirer mon casque, éprouvant une ivresse des profondeurs, une ivresse des confins. L’environnement était aboli par la séparation que me procurait l’équipement tandis qu’Anita était à visage découvert, au contact de la vérité de ce lieu, et je me suis couché à côté d’elle. Nous appartenions désormais elle et moi à deux mondes inversés et irréductibles. N’avait-on pas idée d’aller aussi loin pour devoir se séparer d’un amour et du meilleur qui soit, le corps à deux, le sommeil à deux, la joie unique du regard de l’autre et du sien sur l’autre, brièvement mais alors le temps cesse d’exister et l’on commence d’exister hors du monde, hors de l’éternité, hors du présent même, sans miroir, sans sable, sans ciel, sans lendemain. Anita reposait là comme une chose qui ne regarde plus ni le sable ni le ciel, une chose bien au monde, une chose pour toujours. Je devais me décider. Rester moi aussi pour toujours ou partir pour toujours. Je voulais rester et je voulais partir. Ce n’est qu’à la nuit tombée, nuit d’encre, que je me suis résolu à remonter de ce nulle part, après avoir regardé une dernière fois, au faisceau de la lumière froide, le visage solitaire d’Anita, ses doigts nus, sa silhouette – remontant seul, minuscule dans le haut canyon, me retournant trois fois et trois fois m’attendant à voir Anita me suivre, Eurydice impossible.
Extrait 2 (p. 261-263)
Dans les heures qui avaient suivi son retour à la base, il avait essayé d’assurer sa respiration, d’un équipement de vie à l’autre, d’une réserve à l’autre, tout en cherchant le moyen de rétablir une atmosphère respirable. Puis, pendant des jours, il avait combattu une base devenue folle. Elle n’en faisait qu’à sa tête, il ne comprenait pas. Les problèmes semblaient survenir après leur résolution et ne lui laissaient pas le temps de réfléchir. Impossible de remettre à la masse les installations. Impossible d’augmenter le niveau d’épuration. Impossible de maintenir l’alimentation. Impossible de dompter les panneaux solaires. La base semblait vouloir se débarrasser de lui comme elle s’était débarrassée de tout le monde. Impossible de fermer ou d’ouvrir. Impossible de remplir ou de vider. Impossible de brancher ou de débrancher. Comme si elle commandait, malveillante, contre lui. Comme si elle le traquait, le piégeait à coups répétés. Corps et nerfs, elle le tenait à sa merci, défaisant ce qu’il avait refait à grand-peine, déstabilisant ce qu’il avait réussi à stabiliser. La température de référence avait encore changé. L...