Xavier Le Clerc, fils d’immigrés algériens, raconte dans son œuvre l’histoire douloureuse des siens et de leur territoire colonisé par la France, avec une dignité et une poésie rares. Après son bouleversant hommage à son père intitulé Un homme sans titre (Gallimard), paru en 2022 et récompensé par de nombreux prix littéraires, l’auteur interroge dans Le Pain des Français (Gallimard), paru en avril dernier, une possible réconciliation entre les deux rives.

Estelle Normand : Le livre s’ouvre sur une scène particulièrement puissante, une scène d’humiliation où un boulanger refuse, par pur racisme, de vendre du pain à votre père: « Ici, on ne vend pas le pain des Français aux bougnoules ! » Cela se passe en 1986 alors que votre père est installé en France depuis vingt-quatre ans et qu’il travaille dur à l’usine. Vous assistez à cette injustice, enfant. Est-ce la mémoire de la violence dans votre corps qui a été l’élément déclencheur de l’écriture de ce livre ?
Xavier Le Clerc : Comme pour l’écriture d’Un homme Sans Titre, j’ai de nouveau pris quinze kilos pour écrire Le Pain des Français. Dans le fond, je n’écris qu’avec mon corps, moi qui suis né du ventre d’un affamé, de l’héritage d’un père qui a mangé des racines pour survivre. Et si l’on se nourrit de pain, on se nourrit aussi, bien malgré nous, de silences et d’humiliations. Et le seul antidote à ces poisons reste la littérature.
Le refus de nous vendre du pain était certes raciste mais cette scène inaugurale nous interroge sur le trauma du boulanger, de sa génération qui trente ans plus tôt, au milieu des années 1950, avait 20 ans dans les Aurès. La guerre a traumatisé ces jeunes soldats qui ont perdu des camarades dans d’horribles conditions. Ils ont aussi vu ou participé à la torture de pauvres paysans. Ils seront ensuite toute leur vie, torturés à leur tour par cette infamie. Ces crises racistes sont aussi déchirantes parce qu’elles révèlent des souffrances refoulées. Comme si au fond les flammes de la guerre ne s’étaient pas vraiment éteintes dans les cœurs.
“Je n’écris qu’avec mon corps, moi qui suis né du ventre d’un affamé, de l’héritage d’un père qui a mangé des racines pour survivre.”
EN : Votre livre est hybride. Ce n’est ni un roman ni une autobiographie ni un récit. Vous rendez régulièrement visite au crâne d’une petite kabyle, Zohra, conservé au musée de l’Homme, à Paris, et vous lui racontez son histoire telle que vous l’imaginez, votre histoire familiale, l’histoire de l’Algérie, sa colonisation sanglante par la France, mais aussi plus généralement l’histoire de l’humanité. Cette hybridité et cette structure en « poupée russe » s’est-elle imposée à vous tout de suite ou a-t-elle germée au cours de l’écriture ?
XLC : C’est plutôt à la fois un roman et un récit. 141 années séparent mon enfance de celle de Zohra dont il ne reste plus qu’un crâne. Je suis hanté comme Hamlet qui s’adresse au crâne de Yorick. Est-ce le crâne de Zohra qui est enfermé dans cette boîte à chaussures ou est-ce notre génération, prisonnière de ces refoulements historiques, de la ségrégation et du déni de citoyenneté encore à l’œuvre aujourd’hui ? Pour ceux qui en doutent, je les invite à s’appeler Mohammed une semaine ou deux seulement, à briguer un poste de cadre ou à espérer la location d’un appartement en centre-ville. L’hybridité du récit est aussi une manière de nourrir une parole authentique, de ne pas se cacher derrière des personnages de papier.
EN : Vous adresser directement à Zohra permet de lui donner un nouveau souffle de vie dans l’espace de la littérature. Était-ce aussi un moyen pour vous de montrer aux lecteurs que le passé n’est pas derrière nous, qu’il se niche dans le présent et qu’il est urgent de le garder en mémoire, compte tenu de la situation politique actuelle ?
XLC : Je trouve troublant que 9000 crânes issus des ex-colonies soient encore rangés sur des étagères métalliques sous la place du Trocadéro. Ces collections de médecins militaires, se formèrent pour trois raisons : des trophées de guerre, des souvenirs (oui, on offrait des têtes comme des oiseaux empaillés) ou en tant que matériel pseudo-scientifique pour la néphrologie, la craniométrie et la théorie des races. Il ne s’agit pas alors de haine mais d’un sentiment de supériorité vis-à-vis des indigènes. Une déshumanisation qui perdure hélas sous d’autres formes : le fétichisme racial par exemple. N’est-ce pas l’occasion d’ouvrir un dialogue pour guérir collectivement de notre passé si douloureux ? Oui, nous devons restituer et enterrer dignement ces restes humains, mais surtout, une fois pour toute, le racisme.
“Est-ce le crâne de Zohra qui est enfermé dans ...