Félicia Viti, scénariste et écrivain, a publié en août dernier La fille verticale aux éditions Gallimard, un premier roman percutant sur la violence dans une relation passionnelle entre deux femmes. Un roman kaléidoscope qui ouvre l’horizon de la littérature érotique et rend compte avec justesse et poésie de la réalité du désir et du plaisir féminins.

Felicia Viti, La Fille Verticale

Estelle Normand : Votre premier roman a été récompensé par le prix Sade dans la catégorie fiction, comment avez-vous accueilli cette récompense, que signifie-t-elle pour vous ?

Félicia Viti : J’ai été ravie et un peu surprise aussi parce que le prix Sade peut représenter une idée de littérature érotique au sens strict alors que La fille verticale est un peu plus que ça. Ce qui a plu au prix Sade c’était de sortir des conventions, de ne pas être consensuel et d’aller plus loin que la morale. Je pense que c’est l’audace du roman qui a été récompensée.

EN : Avez-vous été marquée par certaines lectures érotiques ?

FV : Je suis très inspirée par Georges Bataille, notamment par Le Bleu du ciel qui est un livre que j’ai lu juste après avoir commencé La fille verticale et avec lequel j’ai trouvé beaucoup de ressemblances. Le roman parle d’une passion avec une disparition. Le narrateur perd Dirty qui s’enfuit un jour d’orage et il passe le reste du roman à l’attendre jusqu’à son retour. Je trouve beaucoup de similitudes avec La fille verticale dans sa façon d’écrire le désir et la pulsion sexuelle.

EN : A ce titre, j’ai trouvé votre écriture percutante et sensuelle mais aussi très crue, avec des passages explicites de rapports sexuels entre ces deux femmes : L. et la narratrice. Était-ce une volonté de votre part de montrer une sexualité féminine sans fard, en dehors de toute douceur souvent associée aux femmes ?

FV : Je voulais écrire l’histoire d’une passion entre deux femmes qui tendait vers la violence. C’est comme ça que j’avais construit le roman. L’idée était de dénoncer quelque chose de sociétal, ou peut-être des choses qui auraient pu m’arriver dans ma vie personnelle et qui me permettaient d’écrire la relation entre femmes telle que j’ai pu l’avoir vue et telle qu’elle peut être. C’est un roman audacieux dans le sens où c’est une histoire d’amour qui est tragique, qui n’est pas attendue et qui raconte la féminité sous un aspect dont on a peu l’habitude de la lire.

EN : La violence est en effet très présente dans ce roman mais vous n’avez pas cherché à en faire l’apologie.

FV : Non absolument pas, je ne voulais pas faire l’apologie de la violence. Je voulais montrer les choses de manière factuelle. On peut prendre cela comme quelque chose de critique ou simplement immoral mais je n’ai pas voulu y porter un jugement. Personne n’est jugé parce que tout le monde est en faute dans le roman. La personnalité toxique qui amène à la violence fait qu’on peut être agresseur et agressé à la fois. Il y a une non-binarité dans la violence dans le couple. Tout le monde est un peu responsable de ce qu’il crée. 

Je voulais montrer comment la violence d’abord banalisée dans la violence psychologique amène doucement à la violence physique. 

Je voulais montrer comment la violence d’abord banalisée dans la violence psychologique amène doucement à la violence physique. 

EN : A la lecture du livre, on sent le caractère insidieux de cette violence mais on comprend aussi qu’elle prend racine dans la construction même de l’identité de la narratrice. Vous écrivez que son père ne la regardant pas, elle a essayé de se muer en homme pour être digne de son intérêt. Dans quelle mesure pensez-vous que cette identité, proche de la masculinité ou de la virilité, a eu un impact sur sa sexualité ?

FV : C’est ce que j’ai essayé de mettre en forme dans le roman sans y trouver de réponse. Inévitablement, le rapport au père crée chez la narratrice un désir de vouloir lui ressembler ou, en tout cas, d’être à son niveau. Dans ses relations amoureuses, est-ce qu’elle reproduit un schéma patriarcal avec L. ou est-ce qu’elle devient elle-même la figure paternelle inaccessible ? Ce sont ces deux choses entremêlées qui font que le genre est fluide. Dans sa masculinité, la narratrice essaie d’imiter son père mais elle n’y parvient pas et, n’y parvenant pas, elle devient victime de ce schéma-là. C’est  peut-être L. qui ressemble plus au père que la narratrice elle-même puisque c’est L. qui devient une figure narcissique, tout comme le père.

EN : Ce qui est fascinant c’est que vous prenez le contre-pied de ce à quoi on aurait pu s’attendre dans le rapport de domination entre ces deux femmes. Ce n’est pas la narratrice, plus proche de la masculinité, qui a l’ascendant mais c’est L., la fille verticale, insaisissable, plus féminine, qui domine la relation. Est-ce que vous avez voulu casser les codes ?

FV : Je n’ai pas voulu casser les codes, je pense que le code est faux. J’ai toujours pensé, en tant que lesbienne, que la personne qui avait le pouvoir dans un couple était la personne la plus féminine. Pour moi, la femme a plus de pouvoir que l’homme. La femme peut se positionner en objet de désir et du coup en objet inaccessible, et la pulsion de désir devient complètement vaine. La force, ce n’est pas forcément l’homme qui l’a, ou la personne qui se genre du côté masculin. Selon moi ce sont ces figures féminines irradiantes, qui ont le pouvoir. Je m’inscris dans une forme littéraire qui est liée au masochisme. Dans le masochisme littéraire, ce genre de figures féminines sont désirables. 

C’est cette manière d’être écrasée par le pouvoir féminin qui crée la pulsion sexuelle.

EN : Vous citez d’ailleurs La Vénus à la fourrure.

FV : Je la cite dans le roman car pour moi c’est une Vénus moderne que j’ai écrite. J’ai eu le prix Sade mais s’il y avait eu un prix Masoch, je l’aurais eu d’office. Deleuze disait que le masochiste doit tuer le père en lui pour pouvoir avoir sa pulsion sexuelle. Pour moi, La fille verticale est un roman masochiste dans le sens où la narratrice doit faire disparaître son père en le devenant pour pouvoir avoir droit à sa sexualité lesbienne. C’est l’histoire d’un amour pour une personne qui est portée aux nues, sur un piédestal, telle une Vénus, irréelle. Le personnage de L. devient une figure esthétique. Le masochisme est très proche du lesbianisme.

EN : A ce propos, vous dites que la narratrice devient un pantin, un chien.

FV : Oui, parce que c’est la figure de la déshumanisation quand on arrive à un stade d’une relation qui est tellement toxique qu’on n’a plus l’impression d’être soi-même ni en possession d’un état physique et intellectuel d’homme ou de femme. On a la sensation de devenir un animal de compagnie, un animal qu’on rejetterait, qu’on maltraiterait mais qui serait toujours là, obéissant et docile. La figure du chien traverse le roman parce qu’il renvoie au délitement de l’identité humaine pour devenir une bête.

EN : Vous écrivez qu’elle devient un « animal littéraire et sexuel ».

FV : La narratrice est écrivain donc c’est par les mots qu’elle arrive à se maintenir, c’est par les mots qu’elle idéalise la relation. C’est aussi dans la sexualité que la relation se joue. Elle semble ne plus être que des mots et un corps.

EN : Quelle place le fantasme occupe-t-il dans votre livre ?

FV : Le fantasme c’est ce qu’on projette sur l’autre et c’est aussi parfois ce que l’autre ne veut pas être. C’est peut-être le problème dans La fille verticale. L’une projette un désir et l’autre refuse d’être dans cette projection. C’est là que la jonction ne se fait pas et que la relation devient dysfonctionnelle.

EN : La narratrice passe beaucoup de temps à attendre. Le désir ne peut-il naître que dans l’absence ?

FV : Natalie Barney disait “La vie des amoureuses se passe moins au lit qu’à la fenêtre”. L’attente, c’est là où se crée le désir. Il y a une pulsion du désir qui est comme un élastique. Il est tellement tendu qu’il finit par exploser et, immédiatement après avoir été assouvi, il recommence à se tendre. On ne trouve pas de répit à un désir comme celui-ci.

EN : Le désir qu’éprouve la narratrice pour L. apparaît comme étant assez mortifère. Désir et pulsion auto-destructrice sont-ils liés selon vous ?

FV : Le désir est assez lié à la mort en fait. Quand on parle de la petite mort pour qualifier le plaisir et l’orgasme, là c’est la grande mort. C’est vraiment se précipiter dans les abysses. Quand on aime dans une passion destructrice, on ne réfléchit plus au drame qui va se jouer, on fonce directement dans le mur, on se vautre dans la fange, on sort la nuit et on soupire jusqu’à en mourir. L’idée était d’écrire un roman qui donne cette sensation-là, de traverser une passion dans l’épreuve jusqu’à peut-être frôler la mort.

EN : Vous parlez également du désir de possession de la narratrice envers L. mais qui la conduit au rejet. Est-ce l’histoire d’une quête impossible ?

FV : C’est une quête impossible d’un amour accompli. La narratrice est dans une quête de tendresse qui n’est pas rendue et qui l’amène aux confins de la souffrance. L’idée quand vous parlez de projection et d’identité c’est que chacune voudrait que l’autre soit autrement et, de cette manière-là, la relation dysfonctionne. La narratrice voudrait que L. soit plus horizontale et L. voudrait peut-être que la narratrice soit une autre personne alors elle la brime dans son identité. La fille verticale est un roman qui met en évidence le fait que les projections qu’on fait les uns sur les autres nous empêchent souvent de nous aimer. 

EN : Comme la tendresse est refusée à la narratrice, il ne lui reste que la sexualité pour posséder L.

FV : D’où la force des scènes de sexe parce que ce sont les seuls moments où l’exultation du plaisir, du désir et de l’amour se joue. D’où l’importance de l’érotisme dans La fille verticale. Ce sont des scènes fondatrices, des preuves qu’il y a eu de l’amour quelque part pour la narratrice. Ce sont les scènes qui l’ont le plus marquée. Qui sont donc beaucoup plus fortes que les autres à l’intérieur du roman. L’horizontalité, les seuls moments où la fille verticale devient horizontale, ce sont les seuls moments où elle lui prouve qu’elle l’aime aussi en retour.

EN : Les scènes de sexe sont à la fois poétiques et crues, comment les avez-vous travaillées ?

FV : Pour moi, La fille verticale c’est presque de la poésie en prose. Je travaille mon texte comme de la poésie et en même temps c’est très cru car je voulais écrire la pulsion, le désir et la sensation du plaisir de la manière la plus pointue possible pour que le lecteur puisse ressentir absolument la scène. Dans la sexualité, il y a toutes formes de sens qui sont mis en alerte. 

Quand on lit une scène de sexe de La fille verticale, on a vraiment l’impression de tenir le corps, de le saisir et de le sentir. 

J’ai travaillé mes scènes pour qu’elles soient les plus vivantes possible et que ce soit une expérience sensorielle pour le lecteur, qu’il ait l’impression de les avoir vécues.

EN : Ce qui m’a frappée dans votre roman c’est son atmosphère floue, à la frontière du rêve, comme dans un brouillard. Était-ce conscient de votre part ?

FV : J’ai voulu écrire l’illusion amoureuse et le souvenir qu’on peut en garder. Au prix Sade, ils ont dit quelque chose d’intéressant : « C’est ce que la mémoire permet de se rappeler ». Quand on a aimé dans une situation qui a pu être tragique, on ne se souvient que de moments fondamentaux qui créent cette espèce de brouillard parce que c’est tout ce qui a été préservé par la mémoire amoureuse. La fille verticale est un concentré de tout ce qu’il y a de plus beau et de plus laid dans une relation. Je l’ai construit à l’échelle du cerveau humain, par bribes. La narratrice n’a plus accès qu’à ces souvenirs-là qui sont ce qui reste de cette relation.