HISTOIRE. Le tsunami de développement personnel qui s’abat sans relâche sur les gondoles de nos librairies depuis deux ou trois décennies regroupe des ouvrages si divers, d’orientation et d’intention si différentes, qu’il y a de quoi s’étonner de les trouver regroupés sous une même dénomination. Que peuvent bien avoir en partage les 12 règles pour une vie de Jordan Peterson et les Quatre accords toltèques ? Les matins miraculeux pour apprentis entrepreneurs et les méditations d’Osho pour néomystiques en toge ? Ces livres, qui combinent à l’infini des tendances strictement matérialistes ou franchement ésotériques, des objectifs de performance ou d’authenticité, des méthodes voulues scientifiques ou plébiscitant l’intuition, ont pourtant bien une racine commune, à commencer par le fait que même le plus aride d’entre eux, le plus instrumental et le plus éloigné du registre de la révélation, se veut le vecteur d’une transformation intérieure et d’un élan vers l’idéal. L’objet de ces lignes est de retracer la généalogie de cette injonction transformatrice.
Commençons par remarquer que l’origine en est essentiellement religieuse : il n’y a d’abord eu d’élévation possible que sous l’œil de la divinité. Or, ce rapport n’est pas de tout temps : là où culte et culture ne se distinguent que par la marge des magiciens, où religion et loi sont synonymes et où Dieu est si puissant qu’il ne peut pas même être nommé, l’aventure est collective et non encore personnelle. En Occident, c’est l’avènement du christianisme qui change foncièrement la donne. En vertu de son principe d’incarnation qui rapproche infiniment le créateur de sa créature, on voit apparaître, dès le IIe siècle, les premières sectes gnostiques qui rassemblent des chercheurs de Dieu affranchis de la médiation institutionnelle.
Commençons par remarquer que l’origine en est essentiellement religieuse : il n’y a d’abord eu d’élévation possible que sous l’œil de la divinité.
Mais c’est bien plus tard, avec les pilgrims américains et leur éthique d’amélioration propre au colon qui a atteint sa Terre promise, que l’individualisation du rapport à Dieu prend véritablement de l’ampleur – en même temps que le fondement et les modalités de ce rapport commencent à se transformer. En l’absence d’Eglise centrale, le court-circuit des prêtres voulu par la Réforme se traduit par une pullulation de figures charismatiques dont les discours finissent, de proche en proche, par renverser les postulats du puritanisme des origines. Des sermons terrifiques de Jonathan Edwards au mitan du XVIIe siècle, mettant en scène un Dieu absolument transcendant et vengeur qui nous observe et nous juge sans relâche, on en arrive, un siècle et demi et diverses lignées de gourous plus tard, à la Christian Science de Mary Baker Eddy et aux tables tournantes des soeurs Fox. La première redéfinit toute maladie comme le résultat d’une fausse croyance heureusement réformable et fait des prières de guérison l’horizon indépassable de la foi, tandis que les arnaques paranormales des secondes réhabilitent le mystère inconnaissable sous l’espèce d’un animisme éminemment soluble dans l’ethos transcendantaliste ambiant parmi l’élite. A des années-lumières de la prédestination et du péché originel, les Etats-Unis de la fin du XIXe siècle sont donc largement pris dans un double mouvement de sécularisation du Salut en santé, c’est-à-dire pour cette vie-ci, et de célébration panthéiste de l’étincelle divine qui est au dedans de chacun, c’est-à-dire à sa merci.
Le point d’orgue ésotérique de cette période est l’émergence de la Société Théosophique, fondée par la mystique russo-américaine Helena Blavatsky, auteur d’un récit de la Création d’inspiration orientale et maya supposément écrit sous la dictée de Mahâtmas tibétains invisibles, qui n’a vraiment rien à envier aux envolées cosmogénétiques du New Age ultérieur. Cet ouvrage formule pour la première fois des croyances très répandues de nos jours, comme la loi des correspondances entre macrocosme et microcosme selon laquelle « tout est dans tout », la loi de l’attraction qui octroie à la pensée positive une influence sur le karma, ou encore le postulat qu’il n’y a in fine que la conscience d’une part et l’énergie d’autre part. Selon cet ouvrage, la Réalité est essentiellement spirituelle et dérive d’une substance princeps unique à laquelle le monde ne pourra être rejoint que si la conscience humaine, en tant que partie décisive de la conscience universelle, progresse sur l’échelle de ses sept « races-racines » qui représentent chacune un stade d’évolution.
Il est donc question d’une grande aventure de rédemption à l’occidentale qui, fût-elle anti-chrétienne de mille manières et notamment par le peu de cas qu’elle fait de la souffrance, n’en annonce pas moins l’avènement d’un nouvel âge – l’émergence d’une sixième race-racine après l’actuelle – qui n’en appelle pas moins son Messie.
Ésotérisme et psychanalyse en Europe
Pendant ce temps, l’Europe n’a pas été en reste. Depuis la Réforme, des figures telle que Jakob Böhme ou Emmanuel Swedenborg ont ravivé la flamme gnostique et inspiré les Transcendantalistes américains autant que les Théosophistes, tandis que le grand propagateur européen du magnétisme animal, l’Autrichien Franz Mesmer, prouvait « scientifiquement » l’existence d’énergies subtiles. Or, comme souvent, les idées qui naissent sur le Vieux Continent s’épanouissent aux Etats-Unis, d’où elles reviennent transformées et triomphales, en l’occurrence aidées par le profond déclin de l’Eglise Catholique au XIXe siècle.
En France, alors que la droite se cramponne à la religion, la gauche verse dans l’occultisme
En France, alors que la droite se cramponne à la religion, la gauche verse dans l’occultisme : Victor Hugo fait tourner les tables dans l’espoir de parler à sa fille et Allan Kardec, théoricien du spiritisme socialiste, prophétise l’ascension irrémédiable du karma des peuples jusqu’à leur libération finale. En s’implantant à Londres, la Société Théosophique s’internationalise et entre dans une nouvelle dimension sous l’impulsion d’Annie Besant – laquelle découvre par hasard, sur une plage d’Adyar (Inde) en 1908, le jeune Jiddu Krishnamurti alors âgé de quatorze ans et néanmoins pressenti pour être le véhicule humain du futur World Teacher. Un peu plus tard c’est une autre anglaise, Alice Bailey, qui reprend la tête du mouvement et approfondit le travail d’édification théologique de Blavatsky. Elle aussi sous la dictée d’un être spirituel supérieur, Bailey développe une méthode thaumaturgique très générale – le Mal étant assimilé à une maladie – qui repose sur l’exploitation de sept « rayons d’énergie » correspondant aux sept « races-racines » dont elle entérine la hiérarchie en plaçant notamment la juive en dessous de l’aryenne sur l’échelle karmique, ce qui expliquera selon elle son massacre. Entre-temps, l’occultisme nazi avait puisé aux mêmes sources, qui considérait le Mal juif comme une peste.
Mais c’est évidemment la psychanalyse qui va relancer le cycle « naissance d’un courant d’idées en Europe — exil américain et transformation — retour victorieux », lequel se réamorce d’abord avec le succès retentissant de la méthode d’auto-suggestion du docteur Coué, interprétée aux Etats-Unis comme une validation scientifique de la loi de l’attraction de Blavatsky. Freud arrive là-dessus qui fait l’objet d’un malentendu colossal, les Américains reportant aveuglément sur lui leurs affects religieux et leur optimisme de guérison incompatibles avec le rationalisme pessimiste de sa deuxième topique. Heureusement, Jung ne tarde pas à débarquer à son tour avec son mysticisme de l’inconscient collectif, ses archétypes et ses synchronicités qui servent un objectif unique : aider l’homme du commun à s’accomplir en rendant son in...