« Être mort, c’est comme tout, n’est-ce pas ? Ça s’apprend »,écrit avec une certaine malice Grégory Delaplace dans son dernier ouvrage La Voix des fantômes, un essai d’anthropologie funéraire, paru au Seuil cet automne 2024. Sous-titré « Quand les morts débordent », l’ouvrage s’intéresse aux dispositifs rituels et médiumniques élaborés par les vivants pour ordonner leurs relations aux fantômes… tout en rendant compte « des situations toujours plus ou moins incongrues dans lesquelles ils [les fantômes] s’avèrent ne pas tenir en place ». En d’autres termes : comment les spectres expriment leur voix propre. 

L’ordre des apparitions
Considérant que les ancêtres sont des fantômes éduqués après-coup par les vivants, Delaplace nous engage à penser à rebours nos relations aux revenants souvent considérés comme des anomalies, des empêcheurs de tourner en rond. Ainsi, par ordre d’apparition, les fantômes, turbulents, imprévisibles, seraient en réalité les premiers à s’imposer aux vivants, et ce n’est qu’en pratiquant des rites funéraires établis que ces mêmes revenants gagneraient le statut de morts civilisés. « Les ancêtres sont des morts à qui les vivants ont appris à vivre enfin », déclare l’anthropologue avec un sens de la formule jamais pris en défaut. L’enjeu de l’éducation des défunts n’est autre, pour les vivants, que la possibilité d’en finir avec le « hantement », notion empruntée à Gil Bartholeyns mais dont il propose sa propre définition : « le hantement désignerait la présence et l’action de morts pour qui aucune place n’a été ménagée. »

Face à l’effritement accéléré des sociétés les plus fragilisées, le travail d’enquête sur la place des fantômes revêt une importance cruciale.

Ghost, know your place!

Mais que signifie donc, pour un mort, le fait d’être « à sa place » ? L’une des difficultés majeures de ce phénomène de placement, réside dans ce que l’auteur nomme « un protocole d’amnésie volontaire, un effort délibéré et parfois virtuose de démémoration ». Durkheim écrivait dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse que le revenant au contraire de l’esprit qui a une fonction dans le système du monde est « un être vagabond à qui n’incombe aucune tâche déterminée ». Autrement dit, c’est un esprit qui n’a pas réussi à se faire oublier en intégrant « un certain ordre de phénomènes cosmiques ou sociaux ». Il se caractérise donc par son inefficacité, son inutilité. Delaplace, lui, souligne que l’anthropologue ayant un goût prononcé pour les énigmes au cœur des sociétés humaines, a toutes les raisons de se pencher sur ce qui fait s’enrayer « la machine à démémoration ». Face à l’effritement accéléré des sociétés les plus fragilisées privant les hommes de leurs lieux de sépulture ou les reléguant loin de leur terre, le travail d’enquête sur la place des fantômes, loin d’être subalterne ou anecdotique, revêt une importance cruciale. Pourvu que l’on ne considère plus le fantôme comme un être déviant et encombrant, mais un sujet de plein droit, révélateur de ce qui résiste à l’assignement aussi déstabilisant soit-il.