L’inceste impose un silence qui pétrifie et piège les corps et les consciences dans un entre-monde où s’accumulent les blessures et les douleurs. En conséquence, il s’insinue aussi dans le langage comme il s’imprime dans les corps, enfermant les victimes dans une sidération qui excède la parole. Écrire l’inceste signifie donc affronter un double vertige : celui de la mémoire traumatique, qui fragmente le réel, et celui de la langue, toujours menacée par l’impuissance ou l’obscénité qui ne sont rien d’autre que le réel exprimé dans sa cruauté.

Ce dossier explore les formes que la littérature emprunte pour dire cette effraction, en analysant les stratégies narratives de notre littérature contemporaine, les choix esthétiques et les tensions éthiques qu’implique cette écriture. De fait, l’autofiction et le récit autobiographique, qui tendent à dominer cette thématique aujourd’hui, posent la question de la restitution du traumatisme : faut-il une écriture crue, brute, qui plonge le lecteur dans l’horreur, ou au contraire une mise à distance, un travail formel qui contourne le réel pour mieux l’exprimer ? L’éclatement de la narration, la fragmentation du texte, l’usage du présent de l’indicatif pour figer la sidération sont des procédés récurrents dans ces œuvres, autant de manières d’inscrire dans la langue les marques d’un passé qui ne passe pas.
Dans Excercie du vertige, de Jean Sénat, on trouve une structure éclatée, des images abruptes et une parole qui s’exerce sans certitude dessinant un espace ; le langage ne s’y maîtrise pas, mais se subit et la parole s’écrit avant que le sujet n’en prenne la mesure.
L’analyse de Triste Tigre de Neige Sinno, par Jeanne Jacob, prolonge cette réflexion en interrogeant le statut du récit autobiographique face à un traumatisme qui excède les cadres du dicible. À travers une langue d’une précision implacable, ce texte met en tension l’exigence du témoignage et la conscience des limites de la représentation. La structure fragmentée traduit l’éclatement de la mémoire, tandis que l’alternance des focales permet de mesurer les effets du crime sur l’ensemble de la vie de la narratrice. Triste Tigre questionne aussi la réception d’un tel récit : comment le lecteur doit-il se situer face à un texte qui ne ménage aucun refuge ?
Paru en France en 2014, La Mécanique des fluides de Lidia Yuknavitch est un texte poignant et fougueux qui “dit l’inceste sans le dire, en racontant les séquelles bien davantage que les faits, déductibles de tout ce qui les entoure, de la peur, et de la rage” analyse Cécile Péronnet, une rage qui inonde presque chaque page. Son adaptation par Kristen Stewart, présentée à Cannes en mai dernier, permet ainsi de remettre en lumière cette œuvre impétueuse qui porte un regard singulier sur les enfances brisées, lui redonnant son titre original, The Chronology of Water.
Que permet le cinéma ? François Peretti s’interroge sur la pratique cinématographique à travers l’analyse de trois films : Faire Famille (2024) de Christine Angot, Dalva, un film d’Emmanuelle Nicot et Festen (1998) de Thomas Vinterberg pour faire surgir la vérité. et “Mais pour dénoncer l’inceste, montrer ses mécanismes ne suffit pas : il faut changer les regards. (…) le cinéma nous confronte à la vérité indélébile, celle des victimes.”
Dans Mes pieds nus frappent le sol, Laure Martin adopte une langue heurtée, marquée par la dissociation et la rage. Le récit épouse la logique du traumatisme : phrases brèves, images brutales, ruptures syntaxiques. L’inceste y apparaît comme le point d’origine d’un processus d’anéantissement qui se prolonge dans l’autodestruction et la maternité contrainte. L’ultime basculement, porté par une révolte féministe, transforme la douleur en cri collectif.
Avec Ce que Cécile sait, Cécile Cée conjugue écriture et illustration pour explorer la mémoire traumatique et les mécanismes de l’« incestuel ». Son journal de sortie d’inceste démonte les structures de la complicité familiale et sociale qui permettent à ces crimes de perdurer. Le métatexte, c’est-à-dire la mise en dialogue du texte et du dessin, matérialise la lutte entre silence et parole, ainsi qu’entre oubli et réappropriation. Enfin, Cécile Cée interroge la question du témoignage : écrire l’inceste peut-il permettre une forme de réparation ? La littérature peut-elle être un outil de reconstruction, ou n’est-elle qu’un constat d’impuissance ?
Retenons alors qu’écrire et montrer l’inceste, c’est d’abord refuser l’oubli des vérités inscrites dans les corps, graver dans la langue ce que tant de générations ont voulu ensevelir sous le poids du silence. Mais cette écriture, singulière dans notre littérature, se heurte aussi à la question du regard : à qui s’adresse-t-elle ? Quelle place accorde-t-elle à celui qui l’accueille ? Que vient-elle ébranler en nous, à la fois en tant qu’individus et membres d’une société ? La littérature vacille, en même temps que les voix qui émergent et qui rétablissent une vérité trop longtemps ignorée. Les récits qui nous paraissent brisent cet omerta, inscrit dans l’histoire ce que des générations ont voulu effacer et imposent aux consciences une lucidité que trop de silences ont étouffées. Ces textes nous rappellent surtout que la parole, lorsqu’elle affronte l’indicible est un rempart essentiel face à l’oubli.
La littérature et le cinéma demeurent ainsi un lieu de lutte, de confrontation et d’exigence, un espace qui couche la douleur sur le papier et devant la caméra, pour qu’elle ne soit plus subie en silence.
- Crédits photo: ©Mickael MENARD/FLICKR/CC BY-NC-ND 2.0.