Retour de festival, des plombes à rôtir coincés dans la caisse, les vapeurs d’alcool et la descente qui s’allonge, les routes qui s’étirent, la nausée dans les virages. L’été ? Non. La routine.
Je n’ai jamais vraiment connu le travail. Le travail est un état d’esprit, pas une réalité. Ou alors, j’ai trop longtemps triché avec lui. La triche, voilà le travail ! Et j’ai pourtant été surveillant. Surveillant de CAPES, d’Agreg, de concours pour fonctionnaires de catégorie premium, des gens d’une extraordinaire propreté, bourrés de manières jusque dans leur façon de dire : merde. Mais j’ai surtout surveillé la machine à café avec Didier. Un artiste de canapé, la cinquantaine bien tassés qui balaye toutes les corvées d’un, la messe est dite ! pour dire à sa façon je m’en balek. À force, on sait mieux parler du café, de ses arômes, et de sa belle mousse qu’un prof de lettres. Ils appellent ça un transfert de compétences. Nous, on appelle ça, le métier de vivre. Ce n’est pas notre travail, cette part fragmentée de soi, qui est en jeu, c’est notre personne tout entière devant la machine à café qui est en train de changer la salle des profs en salon littéraire. On puise l’intelligence dans le refus des ordres, de la discipline qui aliène. On est tout entier, la messe est dite !
J’ai écrit sur le sabotage parce qu’à chaque étape de la vie, je l’ai pratiqué avec une rare finesse. École, Lycée, Université, jusqu’au moment où j’ai compris que la vie durant, je ne cesserai jamais de bricoler avec de faux projets. Saboter le travail, c’est l’utiliser pour ne pas travailler. Entrer dans la vie avec panache, mentir sur son C.V., tirer profit des failles, proclamer sur l’honneur, savoir se dépatouiller avec le tact d’un magistrat, et le soir venu, le dire avec élégance, droit dans les yeux, la messe est dite ! Au travail, il n’y a que deux choses à maîtriser un peu : entrer et sortir. Un peu comme dans les festivals…
Début août, je suis dans une vieille merco des années 90 achetée 500 balles au voisin quand je reçois sur Insta le message de Zone Critique. Les données cellulaires passent en effet très bien sous la cuirasse de la merco. Autour de moi, ambiance d’un autre temps, plastique façon chêne Lidl délavé pour tableau de bord dysfonctionnel, ça pue la moquette, la clope froide écrasée à côté du cendrier et les vitres qui ne s’ouvrent pas… la route qui colle et ce message convenu vouvoyant mézigue. Toujours ce décalage entre l’œuvre et l’artiste, on y revient.
Tenez voir : je suis historien, philosophe, libraire, artiste, un peu de tout ça, une synthèse et des épices imbibées d’acides. Sur Insta, je le dis sans entourloupes : « Aviateur, auteur, jardinier mécanicien, chat errant, fabriquant de QCM, sodomite athée et autodidacte. » La fierté de mon pays ! Alors évidemment, mon regard « semble particulièrement pertinent » pour parler du 10 septembre, quatre jours avant mon anniversaire. Le destin reste inchangé, tout se passe comme prévu.
Je romps la berceuse à quatre roues. Message important aux passagers et passagères. Alerta, Alerta. Zone Critique dans les parages. La question est usée à souhait : que peuvent les artistes ? Aussitôt, je repense à un article de Lordon, les pleurnicheurs du vivant. Ajoutons maintenant les pleurnicheurs de l’art. En fait, l’art du pleurnichement.
Dans le cabriolet s’ensuit un festin de ruminations plus ou moins intelligibles. On googlise à droite, on connaît déjà sur ma gauche. Léa balance : C’est du Mondrian sous acide ou c’est moi ? Vice recuit à la sauce Socialter ?
Le sociologue analyse : petite bourgeoisie intellectuelle branchouille qui donne dans l’expérimental. Un croisement bâtard entre Normale Sup’, quelques sorbonnards avinés et des artistes pour se donner un côté popu, toucher la fibre socialo des profs de philo. Pas notre came, Victor. Nous, on donne dans la machine apériodique de la guerre sociale. On vise Montreuil, Aubervilliers. Les squats fugitifs, maisons nomades et autres havres de la clandestinité sociale. En dessous de Ménilmontant, point de salut.
Léo, le.a plus à l’intersection des luttes d’entre nous, scrolle et conclut : cinq femmes pour huit mecs. La messe est dite !
Lucas, l’agrégé de service démissionnaire, connait la chanson. Plus d’une fois, il a traîné ses grolles dans les soirées de lancement. Philosophie Magazine, Opium, Socialter, il connait. Tout ce beau monde caracole à coup d’amples mouvements ronds du bras, le verre toujours plein. Le bel esprit brille dans l’or des bières. Ici, les roulées ont remplacé les indus. Sur le trottoir détrempé, Brunelle cause du dernier Lánthimos, les doigts tremblant à peine pour faire frissonner un peu le mince filet de fumée bleue montant de son pétard. Sublimité et flagornerie à gogo. Au fond du bar, sur la banquette en velours, le Grand Timonier de l’édition, le Grand Manitou des belles-lettres. Les étudiants se donnent du courage. Se faire connaître, avoir du réseau, blablabla. Quelques passages par les waters, se poudrent la narine droite et embrayent sur Descola, Latour, sans oublier les vastes projets flous centrés sur l’idée qu’il va s’agir de collaborer à des choses totalement inédites autour du renouvellement de l’écosocialisme en milieu populaire sous un format artistique internationalement humanitaire. Mais dans des proportions démocratiquement acceptables. Péremptoire, Lucas ne mâche pas ses mots. La messe est dite !
Pas bavard, Léo conforte. Dans ces milieux, associations, éditions, médias, tu retrouves toujours le même schéma : l’éditeur qui possède un capital culturel et économique, ses potes qui légitiment sa position et sa tripotée de courtisans, souvent des femmes, correctrices, stagiaires, journalistes qui triment dans l’espoir vain de gagner leur pain et un peu de reconnaissance. « Le prolétariat cognitif », opine Lucas. De gauche, de droite, dans la rue et au bar, à l’université au travail, dans les assos, les commerces horizontaux, les SCOP, la famille, les amis et les amours, les rapports de force existent aussi violement que dans n’importe quelle institution hautement hiérarchisée. La violence est partout. Et je ne vois pas pourquoi tu devrais passer ça sous silence.
Légèrement sombre la compagnie, peut-être. Tous en pleine retombée, sans doute. Il y a de l’esprit du temps, c’est vrai. De l’exagération stylistique, disons-le. Mais à la question de savoir ce que peut l’artiste pour tout bloquer ce 10 septembre, peu de réponses. Ou alors, un début de quelque chose.
Ce n’est pas que l’artiste existe. Pas plus, pas moins que l’artisan boulanger du coin. Il n’y a pas un artiste. Il y a des artistes. Des techniciens et ingénieurs du son, des intermittents parvenus, des auteurs à succès, toute une troupe de saltimbanques qui s’en sortent bon gré mal gré. Et il y a les autres. Les artistes qui luttent sans pouvoir. Ils vont écrire. Et alors ? Ils ne sont pas écoutés. Être écouté, avoir accès aux médias, c’est déjà une reconnaissance. C’est commencer par faire le dos rond et des ronds de jambe. Accepter de ne pas être payé ou alors si peu. Au fond, les artistes se trouvent entre le marteau et l’enclume : ou bien se compromettre avec les dominants et gratter quelques droits, ou bien ? Ou bien rien, nada, que tchi. Pointer au travail, au chomdu, partir en saison, en woofing pour se faire sucer sa force de vivre, perdre beaucoup de joie à l’existence et à la saveur de sa gratuité.
Alors, il n’y a qu’une chose à faire. Non pas refuser, ce serait se condamner. Mais saboter, détourner et y aller. Zone Critique sollicite mon avis, un article, un texte, quelque chose de littéraire, ni tout à fait académique, pas franchement déconnecté. Un artiste au travail en somme.
Vers la fin du trajet, Clio, jusque-là flottante dans une attention vague a balancé clairement : « Mai 68, c’est Debord. Debord, c’est la société du spectacle et le spectacle comme société. Nous sommes tous des Juifs-Allemands et nous sommes tous des artistes-riches. Debord a ouvert une voie. Il se défonçait avec Kaki et la tribu. Et là, sur le coin du zinc, il a gribouillé la critique de la critique critique. Ce qu’il a compris, c’est que l’avant-garde littéraire de la lutte ne se commande pas. Elle ne se pond pas sur demande dans la solitude de ton bureau. Elle s’élabore un lendemain de cuite parce que la vie, les autres, passent avant. Tu ponds ça avant et après l’amour. Avec aussi ! C’est ça le détournement. Tourner les talons et partir ensemble à la rencontre, à l’aventure. Notre rôle maintenant, c’est de lancer un appel au sabotage. »
Clio s’emballe dans la bagnole comme à une tribune : « Où que vous soyez, sur vos lieux de travail, dans les lycées, dans la rue, sabotez, détournez, récupérez à la pelle, par wagons entiers si besoin, mais trouvez l’astuce pour créer le désir. Courez gonflés par la joie d’échapper aux obligations, à toutes formes d’autorité. Donnez-nous envie de vous rejoindre ! Tapez dans la caisse pour rincer le patron et courez faire mieux chez le concurrent. Inventez de fausses nouvelles, de fausses identités. Inventez votre vie et vivez d’inventivité. Aux commandes, changez les qua...