Quarante ans après sa disparition La cause littéraire, notre partenaire, nous emmène sur les traces de Pablo Neruda, grand poète chilien du siècle dernier.
Pablo Neruda, grand poète du siècle dernier, poète de toujours, a marqué à jamais de son empreinte la littérature mondiale. Le poète chilien, né à Parral le 12 juillet 1904, meurt à Santiago le 23 septembre 1973. Quarante ans après sa disparition, les éditions Gallimard rééditent plusieurs de ses œuvres. Il est l’un des rares poètes ayant obtenu le prix Nobel de la littérature, quasiment toujours attribué à des romanciers. Son vrai nom est Ricardo Eliecer Neftalí Reyes Basoalto. Il choisit un nom de plume en hommage au poète tchèque Jan Neruda (1834-1891), après avoir lu Contes de la Malá Strana. Les titres de son célèbre recueil Chant général et Chants cérémoniels sont probablement un clin d’œil aux recueils Les Chants cosmiques (1878) et Chants du vendredi saint (1896) de Jan Neruda.
A l’âge de dix-neuf ans, il publie son premier recueil, au titre non moins mélancolique, Crépusculaire. Une année plus tard paraît Vingt Poèmes d’amour et une chanson désespérée qui rencontre le succès et fait découvrir le jeune poète. Plus que la solitude et le doute, l’amour est au centre de ce recueil. Neruda laisse déjà se profiler la puissance du verbe qui allait s’aiguiser en créant plus tard son propre univers poétique. Suivant la tradition de son époque, Neruda crée et participe à l’animation de revues littéraires et s’intéresse aux différents courants artistiques d’avant-garde, symbolisme, modernisme, ultraïsme et surréalisme, qui ont eu des influences sur ses écrits de jeunesse. En 1925, il publie au cours de la même année Tentative de l’homme infini, puis un récit en prose L’habitant et son espérance, et en collaboration avec son complice Tomás Lago (1903-1975) le recueil Anneaux.
A l’image de son siècle qui attend des artistes l’engagement dans la société, Pablo Neruda s’intéresse à la politique, veut changer le monde, défendre les opprimés, porter dans son verbe la douleur du monde, mais aussi sa beauté et l’enthousiasme de l’utopie. Il rejoint le corps diplomatique du Chili, en pleine ébullition sociale et politique, au Sri Lanka, en Indes néerlandaises (l’actuelle Indonésie), à Singapour. De retour au Chili au début des années trente, il publie un recueil entamé plusieurs années auparavant, Le Frondeur enthousiaste et le premier volume de Résidence sur la terre (1933). Il sera ensuite consul en Espagne, sur le conseil de son ami poète Federico García Lorca qu’il a rencontré en 1933 à Buenos Aires en Argentine.
Son séjour espagnol sera riche en rencontres et en immersion active dans la vie artistique du pays. Son second volume de Résidence sur terre paraît en 1935, quelque temps avant le coup de force franquiste. Il s’engage énergiquement durant la guerre civile espagnole (1936-1939) aux côtés des républicains. Sa poésie prend un nouveau ton. Son combat pour la république, en créant la revue Les poètes du monde défendent le peuple espagnol et en écrivant un recueil-manifeste, Espagne au cœur, lui valent d’être limogé par l’Etat chilien. En 1938, avec la victoire du Front Populaire au Chili, il reprend son poste diplomatique et continue son soutien à la révolution espagnole, qui marquera à jamais sa vision de l’engagement et son écriture, et dans laquelle il perd des proches, dont Federico Garcia Lorca (1899-1936) fusillé près de Grenade. Il continue d’aider des républicains dans l’exil vers le Chili.
En cette période d’instabilité politique un peu partout dans le monde et la montée en puissance des mouvements ouvriers et paysans, mais aussi des mouvements réactionnaires, Neruda se radicalise et évolue plus à gauche. Avant même d’être élu sénateur en 1945 et de rapidement rejoindre le Parti Communiste Chilien, il a déjà ébauché sa monumentale œuvre Chant général. Entamée au lendemain du décès de son père en mai 1938, l’œuvre ne sera publiée qu’en 1950 au Mexique. Orphelin déjà de sa mère qu’il perd quelques mois après sa naissance, la disparition de son père le plonge dans l’univers de son enfance, passée dans une région riche par sa nature. A partir de la révolution espagnole et de la troisième partie de Résidence sur la terre, publié en 1947, et Chant général, la poésie de Pablo Neruda se tourne plus amplement vers le monde avec un élan d’enthousiasme, contrairement à sa poésie mélancolique d’avant. Paraîtront plus tard les Raisins et le Vent (1954), Odes élémentaires (1954-1957), Vaguedivague (1959), Pierres du Chili(1961), Chants cérémoniels (1961).
Cependant, les saveurs, la flore, la faune, l’histoire, les paysages, les légendes, les luttes, prendront toute leur dimension, pour devenir l’écho continental, ensuite mondial, de l’Amérique du sud meurtrie, exploitée, opprimée, mais fière, résistante, joyeuse, dans le chef-d’œuvre qu’est le Chant général, écrit par ailleurs dans de particulières circonstances politiques.
« Au Chili, le président Gabriel Gonzalez Videla, élu avec l’appui des communistes et des socialistes, venait de trahir ses anciens alliés. Le 27 novembre 1947, Pablo Neruda dénonçait la dictature en publiant dans El Nacional de Caracas une Lettre intime pour être lue par des millions d’hommes et, le 6 janvier 1948, il prononçait devant le Sénat un discours qui fut reproduit sous le titre J’accuse. Le 3 février, la Cour suprême le radiait de la liste des sénateurs et, deux jours plus tard, les tribunaux ordonnaient sa détention, l’obligeant à entrer dans la clandestinité. C’est durant un peu plus d’un an de vie secrète, en changeant souvent de domicile et de zones de refuge, que Neruda composa le Chant général » (1) ».
Son verbe devient alors une sorte de communion avec le peuple. Ses vers sont cités, chantés, lus, mémorisés, écrits sur les murs. Le chant épique de Neruda épouse alors la résistance d’un continent aux colonisateurs, aux exploiteurs. Il est une sorte d’encyclopédie poétique d’un espace avec sa beauté et ses cicatrices, ses mélodies et ses cris, ses couleurs et eaux, ses fleurs et épines. Ainsi la première strophe du poème XIX sous-titré Amérique insurgée(1800) donne le ton de la blessure et de l’insurrection :
Notre terre, ample terre, solitude,
se peupla de rumeurs, de bras, de bouches.
Une syllabe muette qui brûlait
y rassemblait la rose clandestine,
jusqu’au jour où les prairies trépidèrent
couvertes de métaux et de galops (2).
L’amour et la révolution, la vie et la politique, sont indissociables dans la poésie de Neruda. Il ne cesser d’aimer et de vouloir changer le monde. Son combat est de rendre lumineux le cœur des Hommes aux moments les plus sombres, de porter haut l’espoir quand la misère désespère de la vie, de donner écho aux souffrances de l’être aimant, de l’être opprimé. Pour Mathilde Urrutia Cerda (1912-1985), sa troisième épouse, avec laquelle il vivra de 1966 à sa mort en 1973, il compose La Centaine d’amour, cent « sonnets de bois, en leur donnant le son de cette substance opaque et pure ». La plume devient alors « la hache, le couteau, le canif » du charpentier. La Centaine d’amour est aussi un exercice de style, puisque Neruda s’impose la rigueur des sonnets (un sonnet est un poème composé de deux quatrains et de deux tercets), où l’amour est quotidien, matin et soir.
Sache que je ne t’aime pas et que je t’aime
puisque est double la façon d’être de la vie,
puisque la parole est une aile du silence,
et qu’il est dans le feu une moitié de froid.
Moi je t’aime afin de commencer à t’aimer,
afin de pouvoir recommencer l’infini
et pour que jamais je ne cesse de t’aimer :
c’est pour cela que je ne t’aime pas encore.
Je t’aime et je ne t’aime pas, c’est comme si
j’avais entre mes deux mains les clés du bonheur
et un infortuné, un certain destin.
Mon amour a deux existences pour t’aimer.
Pour cela je t’aime quand je ne t’aime pas
et c’est pour cela que je t’aime quand je t’aime (3).
Splendeur et Mort de Joaquín Murieta est son unique œuvre théâtrale. En collaboration avec le deuxième écrivain d’Amérique du Sud ayant obtenu le Prix Nobel, le guatémaltèque Miguel Ángel Asturias (1899-1974), il écrit en 1967 Manger en Hongrie. Dans J’avoue que j’ai vécu, autobiographie publiée à titre posthume, Neruda retrace, dans une langue poétique, son long parcours mêlé à la vie politique et à l’art. Cette autobiographie, riche en événements, dégage les réflexions et les évolutions de Neruda. Outre l’Espagne, la France et l’Amérique du Sud en général, le Mexique avec ses grands peintres et ses poètes, ses militants et leurs combats, a joué un rôle important dans l’enrichissement de l’art poétique et de la vision du monde de Pablo Neruda.
Pablo Neruda est l’homme d’un siècle, où « la poésie est une arme chargée de futur »
Pablo Neruda participe à deux campagnes électorales de Salvador Allende, la première perdue en 1964 et la seconde gagnée en 1970. Il est à préciser que Neruda a été d’abord le candidat du Parti Communiste Chilien aux présidentielles, avant de se retirer au profit de Salvador Allende, porté à la victoire par le Front Populaire, qui est constitué de plusieurs partis de gauche. Au cours de cette année sortent de l’imprimerie l’Épée de flammes et les Pierres du ciel. L’année suivante, en 1971, alors nommé ambassadeur du Chili en France, il reçoit le prix Nobel de littérature. A peine la victoire électorale du Front Populaire accomplie, le Chili va connaître, à l’image de l’Amérique du Sud au cours du siècle passé, un coup d’Etat militaire, le 11 septembre 1973, dirigé par Augusto Pinochet. La dictature instaurée, le mouvement populaire réprimé, Neruda, placé en résidence surveillée, meurt douze jours plus tard, officiellement d’un arrêt cardiaque causé par son cancer de la prostate. Cette thèse est remise en cause par Manuel Araya, l’ancien assistant du poète, qui estime que Neruda a été empoisonné par une injection. Sur la demande du Parti Communiste Chilien, soutenu plus tard par les proches du poète, la dépouille de Neruda, qui repose dans une crypte au musée de Isla Negra, ville de sa dernière résidence à 110 km à l’ouest de Santiago, a été exhumée en avril de cette année pour une autopsie, dans le cadre d’une enquête entamée en 2011 sur les circonstances de sa mort.
Pablo Neruda est l’homme d’un siècle, où « la poésie est une arme chargée de futur » (4), une poésie tournée vers le monde et qui a donné des noms comme Louis Aragon, Vladimir Maïakovski, Antonio Machado, Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich, Kateb Yacine, Aimé Césaire, Yánnis Rítsos… poètes au cœur de l’événement et du monde, poètes dans le cœur du peuple et porteurs d’espoir.
Mohammed Yefsah
(1) Avant-propos du traducteur Claude Couffon, in Pablo Neruda, Chant Général, Ed. Gallimard, Paris, 1977, p.07
(2) Ibid., p.117
(3) Pablo Neruda, La Centaine d’amour, Ed. Gallimard, Paris, 1977, p.101
(4) Gabriel Celaya, poète espagnol né le 18 mars 1911 à Hernani et meurt le 18 avril 1991 à Madrid