Charge à moi de me sauver. À moi de me départir du poids de mes vêtements ensanglantés et de la douleur affreuse des plaies frottées par le tissu. De lutter contre le vent pour me sortir de là. Jamais je n’aurais dû croire que les choses seraient différentes ici que pour de vrai. Les avatars continuent de me presser contre le mur et de m’insulter. Mon thorax est ébréché mais je continue à respirer, ma jambe, arrachée, mais toujours capable de courir. 

Ils parlent de sexe. Stop. Ils parlent de mon sexe. Je répète. Mes cris sont mutiques. Une des silhouettes s’évapore brusquement et crée une brèche dans laquelle je m’engouffre aussitôt pour m’échapper. Je me demande ce que je fous là. 

Je n’en pouvais tellement plus de vos fêtes que j’ai décidé de ne plus quitter mon lit. Ni les drogues ni les gens ne me font plus d’effet. Vous m’avez tellement dégoûté·e avec vos rumeurs, vos modes et vos clans que j’ai décidé de ne plus sortir que dans l’écran. 

Dans leurs cosmogonies, Hésiode, Ovide, Aristophane ou Lucrèce s’accordent à considérer le chaos comme une entité matérielle, une substance tangible présente de toute éternité et renfermant, sous des formes confuses, les principes de tous les êtres. Je continue à courir aussi vite que possible dans ce territoire qui défile trop lentement. 

Le ciel du Metaverse est d’une couleur aussi ennuyante que trompeuse, avec son dégradé laissant à penser qu’il suffit de marcher cinq minutes pour aller du jour à la nuit. Je me sens suivi·e. 

Mon bras s’incruste dans un mur sans la moindre raison. Des glitchs passagers me font gagner quelques mètres et m’éloignent des agresseurs. Les injures se poursuivent, la peur se propage sur les sourires universels. Quoiqu’elles permettent de composer tantôt des arbres fruitiers tantôt des vaisseaux célestes, les mêmes formes géométriques sont répliquées tout autour de moi, parfois encore encombrées de leurs traits de construction. J’ai réussi à échanger quelques tokens contre un petit couteau pour me défendre. 

Voilà plusieurs mois que des internautes se rassemblent en ligne pour danser. Leurs doubles de pixels partagent des émotions, des désirs, des violences, des complots, des luttes et des références. Par exemple, et si j’ai bien compris, quelqu’un m’a expliqué que la théorie du Stack s’éloigne de l’héritage des Traités de Westphalie et des thèses de Friedman pour postuler que l’âge digital se caractérise par une superposition de couches qui, s’hybridant, contestent les systèmes de gouvernance et dessinent une nouvelle géographie verticale. 

Je continue de scanner les alentours à la recherche de mes chasseurs. C’est maintenant au milieu d’une foule de pseudonymes que je prends la fuite, désespéré·e par les bugs de mes mouvements et l’étrangeté des messages traduits que l’on m’envoie. Parfois ça vibre. Parfois ça flashe. Je ne sens plus rien. J’ai peur mais je n’ai pas mal. Je gèle mais je n’ai pas froid. 

Le temps semble truqué, évidemment accéléré. 

La map se répète à l’infini et je ne sais plus où aller. 

Il n’y a pas d’alternative. 

Depuis quelques années, l’émergence des multiverses soulève de profondes remises en cause des mécanismes judiciaires inaptes à traiter les affaires de violences physiques perpétrées dans ces mondes parallèles, des sévices suffisamment traumatisants pour ne pas être tus mais trop virtuels pour justifier toute condamnation. Le jour revient et mon corps est déjà réparé. Je change de peau et reprends ma navigation. Il n’y a plus rien à faire. Peut-être saluer des gens, acheter des choses, produire de la valeur. No more parties. 

Je dérive vers la côte et me prends à rêver d’un chaos salvateur, d’un voyage dans les épaisseurs, loin sous la surface. Charge à moi de me sauver. Je me love à l’écart des serveurs et imagine la texture de l’air qui m’entoure, la chaleur des rayons sur ma peau et la fatigue de mes muscles. Je pourrais nager loin d’ici, m’enfoncer dans un sol sans texture ou foutre le feu à ce décor numérique. 

On zoome sur moi, on m’encercle à nouveau. Ça rit, ça like. Je me tire. Je saisis la lame dans ma poche et commence à la faire glisser le long de mon derme, sur la paume de ma main puis contre mon poignet. Le métal se met à briller à mesure qu’il presse mes veines. La chair est déchirée. Je les vois s’écarter ; je me sens partir. 

Les bruits s’éloignent. La lumière aussi.