Il faut accueillir le merveilleux film d’Aki Kaurismäki avec gratitude. Les Feuilles mortes nous sauverait presque de la morosité de septembre et du cynisme moral par son lyrisme revendiqué et son art de la dérision, qui ne cède rien au sarcasme.

Ansa (Alma Pöysti)et Holappa (Jussi Vatanen)nous sont présentés comme deux solitudes résignées qu’un travail stupide épuise. Les Feuilles mortes dessine un territoire désolé : un supermarché en périphérie d’Helsinki, des chantiers gigantesques, des bus de nuit et des rades où l’on s’enquille des bières à deux sous. Écrit à la manière d’une nouvelle, le film se veut concis et musical. Il situe d’abord les personnages dans leurs milieux sociaux et leurs espaces de vie qui se confondent avec leurs lieux de travail. La finesse de la mise en scène est déjà là, visible dans la succession des premiers plans comme des vignettes qui posent le cadre et remplacent adroitement les longues envolées descriptives. Pour autant, le contexte social et politique n’est pas une simple toile de fond sur laquelle viendraient se détacher des vies exceptionnelles.

Un conte sans prince ni princesse 

À la fin de la journée, Ansa regagne son petit appartement coloré où elle vit chichement de plats cuisinés. La guerre en Ukraine gronde à la radio et les factures d’électricité explosent. Ansa débranche la radio et se couche le ventre vide. Holappa feuillette des bande-dessinées dans la piaule qu’il partage avec ses camarades de chantier, et avale çà et là des petites gorgées de liqueur avant d’aller s’assommer, le soir venu, dans un bar au coin de la rue. Une vilaine habitude qu’il justifie de la sorte : « Je bois parce que je suis triste, et quand je suis triste, je bois. » « Raisonnement circulaire », réplique son ami (le fantastique Janne Hyytiäinen découvert dans Les Lumières du faubourg). Élémentaire, mon cher Watson – comme un dialogue de sourds que font des piliers de bar tendrement dépeints par un Kaurismäki caustique. Ce bref échange sera suivi de nombreuses conversations du même genre laissées en suspens, tandis que la scène traîne et que le temps ne passe pas. C’est une très belle idée : les personnages ne parlent pas vraiment pour ne rien dire mais il n’y a, au fond, peut-être rien à dire du tout. Restent alors quelques douces plaisanteries prononcées avec tout le sérieux du monde, sans la moindre participation sentimentale, par des acteurs qui, comme toujours chez Kaurismäki, réduisent le jeu à sa plus simple expression. C’est que la solitude et le silence sont des malédictions. Derrière l’ironie des répliques, le ton est grave, les décors sordides, les mines grises. Les Feuilles mortes parachève la trilogie sur les masses laborieuses qui semblait s’être achevée en 1990 avec l’arrestation d’Iris dans la réécriture du conte d’Andersen, La Fille aux allumettes. Kaurismäki continue d’en brosser le portrait, cette fois sur un mode optimiste, par le truchement de la romance.

Le dernier amour

À un âge capitaliste répugnant dans lequel ils semblent condamnés, Ansa et Holappa opposent ainsi l’illusion romantique et le rire jaune.

Bientôt, les zones familières au prolétariat de la capitale finnoise sont transfigurées en carte de Tendre. Ansa et Holappa se rencontrent un soir de karaoké dans un bar. Au cœur de la misère moderne, tandis qu’un ivrogne entonne un Lied de Schubert, un petit miracle survient… Tout à fait lyrique, Kaurismäki construit une scène type, « et leurs yeux se rencontrèrent… », qui a la beauté incongrue d’une fable industrielle. Ce romantisme anachronique caractérise tout le film : on mélange la musique classique et les lumières néons, les zombies de Jarmusch dans The Dead Don’t Die et les premiers émois des tourtereaux… au cinéma. Les amours d’usine ont déjà donné lieu à quelques chef-d’œuvres. On pense aux grands yeux tristes de Sandrelli dans le film de Comencini, Un vrai crime d’amour ou, dans un autre genre, aux galipettes de Björk dans Dancer in the dark. Mais Kaurismäki, lui, ne verse ni dans le misérabilisme ni dans le mélodrame.

Loin de réduire ses personnages à des représentants de classes, aux symboles d’un monde cruel qui méprise ses marges, le cinéaste accorde à Ansa et à Holappa un certain génie de l’équivoque. Leurs conduites maladroites, qui semblent servir d’instruments au destin, sont aussi les manifestations d’une forme de résistance. De l’adversité qui s’acharne sur les miséreux naît un amour franc et tranquille. Pas d’historiette d’amour qui commencerait sur un malentendu ou par accident. D’ailleurs, le coup de foudre n’est pas un coup de chance, mais bien plutôt le constat d’une évidence : Ansa et Holappa décident de s’aimer. À l’issue de leur première rencontre, Holappa déclare : « nous sommes presque mariés ». Et c’est en faisant l’expérience du sort qui joue sans arrêt contre eux (une brise qui emporte un petit papier sur lequel on avait griffonné un numéro de téléphone, un bête accident de la route), qu’ils surmonteront les obstacles à leur union. On est loin du style clichetonneux de Prévert auquel le film doit pourtant son titre, la vie sépare ceux qui s’aiment, tout doucement... À un âge capitaliste répugnant dans lequel ils semblent condamnés, Ansa et Holappa opposent ainsi l’illusion romantique et le rire jaune. Leur insubordination est bouleversante : c’est un geste individuel, une posture romantique contre les tristes passions de l’incommunicabilité et du ressentiment. D’où vient donc la lueur qui point dans la « nuit froide de l’oubli », dans cette lumière ambre bleu mélancolique du chef opérateur Timo Salminen ? Pour le savoir, il suffit peut-être de pousser la porte d’un karaoké finnois.

Les Feuilles mortes, un film d’Aki Kaurismäki, avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen. En salles le 20 septembre.