© Claire Delfino
Le romancier Jean-Christophe Rufin (© Claire Delfino)

Jean-Christophe Rufin a décidé, pour quelques semaines, d’empoigner ses chaussures plutôt que son stylo, et s’est aventuré sur les traces des pèlerins de Compostelle, une route vallonnée et parfois glissante, aussi inégale que son récit, Immortelle Randonnée.

2013
2013

Qui ne connait pas Rufin ? Et bien moi par exemple, grande novice des classiques contemporains devant l’éternel. J’aurais du  pourtant, car l’auteur est d’une présence inégalable dans le paysage littéraire français : romancier, essayiste, philosophe à ses heures perdues, il aime à mélanger les genres, et nous aussi : Rufin a reçu entre autres deux prix Goncourt, pour ses romans L’Abyssin et Rouge Brésil. La diversité de son œuvre tient à la complexité même du personnage : médecin – notamment au niveau humanitaire-, diplomate, élu à l’Académie Française en 2008, Jean-Christophe Rufin multiplie les casquettes et, par la même, son érudition. Cette fois-ci, mû par une envie irrépressible de muscler ses chevilles plutôt que de les voir enfler, l’auteur a quitté sa ville, sa notoriété et son confort, pour s’engager sur un chemin moins aisé : le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle.

On ne sait pas quoi penser d’une telle entreprise. Le chemin ne s’emprunte-t-il pas en toute modestie, humilité et discrétion ? N’est-ce pas une aventure personnelle, spirituelle, de celles qui ne se lisent ni ne se racontent ? C’est apparemment ce que pensait Jean-Christophe Rufin avant que ses amis des éditions Guérin ne le persuadent du contraire. Si certains crient au miracle face à cette initiative, d’autres déplorent que le brillant auteur ait emprunté un tel chemin. En effet, j’avais au départ applaudi une telle entreprise : si chacun a pu un jour entendre parler du chemin de Saint-Jacques de Compostelle, peu connaissent plus que son nom et sa destination (approximative) en Espagne.

Etant personnellement une ignare de ce bout de notre Histoire chrétienne, j’ai donc dévoré avec intérêt l’œuvre de Rufin, y trouvant le matériel nécessaire à ma curiosité intellectuelle. Son parcours, de la préparation pratique du sac à dos jusqu’à l’obtention du diplôme de pèlerin en passant par le tamponnage de la credencial (petit livret sur lequel le pèlerin fait apposer le tampon des villes qu’il traverse pour attester du nombre de kilomètres parcourus), on referme Immortelle Randonnée en ayant une vision plus claire de ce que représente el camino de Compostella. Le livre est même doté d’une carte représentant le trajet parcouru par Jean-Christophe Rufin, permettant de suivre sa progression.

Un documentaire littéraire

En cela, Immortelle randonnée comble une certaine soif de connaissance propre au lecteur, qu’il se tourne vers la fiction ou le réalisme. Rufin livre une sorte de documentaire littéraire de son expérience pédestre, et met sa plume au service de notre imagination, tantôt poétique tantôt drôle :

« Le pèlerin pèlerine comme le maçon maçonne, comme le marin part en mer, comme le boulanger cuit ses baguettes. Mais, à la différence de ces métiers que récompense un salaire, le pèlerin n’a aucune rétribution à espérer. Il est un forçat qui casse ses cailloux, une mule qui tourne en rond autour de son puits. »

L’humour est d’ailleurs régulièrement au rendez-vous, au fil des rencontres de l’auteur avec d’originaux marcheurs, ou quand le Chemin n’est pas à la hauteur des romantiques espérances du pèlerin. Car il faut bien reconnaitre une chose : l’Immortelle randonnée de Rufin remet les pendules à l’heure sur la réalité du camino. Il ne s’agira pas toujours de charmants paysages et de mausolées moyenâgeux, et tout n’est pas qu’amour sur le chemin. Si l’œil se trouve parfois enchanté par un bord de mer sous un soleil radieux, c’est aussi parfois après une nuit dans une auberge miteuse qu’on reprend la route, sous la pluie et le long d’une autoroute. Rufin offre avec humour le désespoir de voir réapparaitre le contemporain, le moderne, dans son idéal de traditionnel :

« Une maladie hautement contagieuse s’est répandue dans ces ruelles. Elle les défigure comme une lèpre, macule le front des maisons, s’insinue sous les porches, dans les impasses. Cette maladie, c’est la boutique de souvenirs. »

Mièvre balade

Cependant, Immortelle randonnée navigue dans des eaux troubles : si certains de ses aspects font penser à un fidèle compte-rendu d’une expérience unique, d’autres rapprochent malheureusement plus l’œuvre d’une sorte d’essai philosophique inachevé et parfois mièvre. Car effectivement, le pèlerinage est une expérience unique. Mais c’est surtout une expérience personnelle, spirituelle, intrinsèquement liée à ce qu’on vient y chercher et ce qu’on pense y trouver. Rufin le savait, et tente de mettre un peu d’eau dans son vin (de messe ?), en tempérant ses assertions presque péremptoires sur le cheminement psychologique du pèlerin avec de constants rappels à l’aspect très « intime » et « personnel » de cette marche.

A sa lecture, on se croirait presque parfois face au récit d’un enfant qui croit avoir tout-vu-tout-vécu simplement parce que ses camarades de classe n’ont pas le même vécu, donc pas la même sagesse. Cette impression est renforcée par les expectations excessivement romantiques de l’auteur : même s’il se considère comme un pèlerin païen et sceptique et assène « Je ne cherchais rien et je l’ai trouvé », on sent au fond un espoir indicible de croiser l’exceptionnel, voir l’incroyable, sentir le divin. Naïvement, l’auteur semblerait presque commencer le chemin athée et en revenir croyant.

Et comme il était hors de question de tuer le business de Compostelle, Rufin nous fait un double-cadeau dans le même emballage : un climax spirituel et une fin – heureuse – philosophique. L’apogée de l’œuvre donnerait presque à sourire si elle n’apparaissait pas quelque peu ridicule dans sa comparaison : l’auteur arrive à la conclusion que le pèlerinage de Compostelle n’est ni païen ni chrétien, mais bouddhiste, lorsqu’il réalise le vide bienheureux que provoque en lui la solitude, la marche, la fatigue et sa propre lenteur dans un monde trop rapide dont il a été momentanément coupé. Quant à la fin, elle est malheureusement attendue : qu’est-ce qu’apporte le Camino ? Mais la paix bien sûr, la découverte d’un univers intemporel, une expérience inattendue hors du monde moderne et de sa folie. Bref, le chemin laissera en vous une empreinte indélébile, de celles qui ne se racontent pas mais se vivent, et qui vous changent à jamais.

L’auteur arrive à la conclusion que le pèlerinage de Compostelle n’est ni païen ni chrétien, mais bouddhiste

 Rufin met même un point d’honneur à encourager son lecteur à prendre lui aussi la route à la recherche de cette expérience unique, ce qui n’était vraiment pas nécessaire. Effectivement, la mystique entourant le Chemin de Saint-Jacques de Compostelle attire et attirera toujours d’heureux marcheurs aux pieds meurtris, mais ce ne sera certainement pas en claironnant que c’est grâce à Jean-Christophe Rufin. Si la lumière qu’il apporte sur ce pèlerinage et le monde qui l’entoure est bienvenue, il l’assortit malheureusement de lieux communs dont on se serait bien passé, tant la réflexion parait brouillonne.

L’auteur a tenté de poser des mots et organiser une pensée autour d’une expérience purement personnelle et sûrement indescriptible. Comme Rufin le dit lui-même : « Je ne saurais pas expliquer en quoi le Chemin agit et ce qu’il représente vraiment. Je sais seulement qu’il est vivant et qu’on ne peut rien en raconter sauf le tout. […] Mais, même comme cela, l’essentiel manque et je le sais ». A mon humble et païen avis de non-pèlerine, il aurait du en rester là.

Charlotte Viguié