Marcel Duchamp, Le Roi et la Reine entourés de nus vites, 1912, huile sur toile
Le Roi et la Reine entourés de nus vites, Marcel Duchamp, 1912, huile sur toile.

Zone Critique est heureux de vous présenter son premier article en provenance de son nouveau partenaire, le Fanzine artistique Mirages. Zone Critique hébèrgera chaque mois un article de Mirages dans sa rubrique Arts. Retour aujourd’hui sur l’exposition consacrée à Marcel Duchamp au Centre Pompidou. Duchamp mis à nu : 

Du 24 septembre 2014 au 5 janvier 2015
Du 24 septembre 2014 au 5 janvier 2015

Le Louvre a sa Joconde, le Centre Pompidou sa Fontaine. L’urinoir retourné de Marcel Duchamp est l’œuvre la plus emblématique de sa carrière, l’exemple même de ses propos les plus virulents sur le statut de l’œuvre d’art, l’arme qui a fendu la toile peinte d’un grand coup de poignard : oui, en somme, la preuve ultime de l’assassinat de la peinture par l’artiste. Du moins, c’est tel que le public français le voit. Marcel Duchamp a beaucoup peint et dessiné, mais l’ensemble de cette œuvre peinte est exposé aux Etats-Unis. En effet, l’artiste a fait une donation à la famille Arensberg, qui a elle-même tout légué au musée de Philadelphie en 1951 ; et comme ce qui est loin des yeux est loin du cœur, nous avons trop tendance à ne voir en Marcel Duchamp qu’une partie que ce qu’il est réellement, en oubliant ses essais en peinture.

De la caricature aux calculs mathématiques

Le Centre Pompidou propose du 24 septembre au 5 janvier 2015 de mieux connaître la partie peinte de l’œuvre de Duchamp, en explorant son univers mental et visuel. Dans l’exposition, beaucoup de ses dessins et peintures bien évidemment, mais aussi des œuvres et découvertes de ses contemporains, ainsi que des œuvres anciennes qui ont marqué son imaginaire. De la caricature aux calculs mathématiques, Duchamp a puisé ses ressources visuelles et réflexives dans de nombreux domaines, pour finalement réaliser une œuvre majeure : Le Grand verre, La Mariée mise à nue par ses célibataires, même.

Tout le but de l’exposition est de mener, pas à pas, à la compréhension de cette œuvre. Placée à la toute fin du parcours, elle en est l’apothéose et la justification. Elle est exposée dans les conditions exactes dictées par l’artiste dans ses notes, entourée des éléments qu’il suggérait, dans un univers sonore, visuel et littéraire bien particulier. L’exposition est à l’image de cette œuvre : complexe et très riche.

Tout comme la première grande exposition consacrée à Marcel Duchamp en 1977 (qui a d’ailleurs inauguré le Centre Pompidou, liant l’artiste au musée à jamais), Marcel Duchamp, la peinture même s’articule autour de ses sources d’inspiration, en huit temps.

Climat érotique

Tout d’abord, on découvre le « climat érotique », où l’on apprend que Marcel Duchamp a été caricaturiste et a travaillé sur le thème du voyeurisme, tel qu’il a déjà

Verre
Le Grand verre, Marcel Duchamp, 1915 – 1923

été abordé par Manet. Il explique que « tout est à base de climat érotique sans se donner beaucoup de peine. (…) Cela remplace, si vous voulez, ce que d’autres écoles appellent symbolisme, romantisme. Cela pourrait être, pour ainsi dire, un autre « isme ». (…) L’érotisme était un thème, et même plutôt un « isme », qui était la base de tout ce que je faisais au moment du « Grand Verre ». Cela m’évitait d’être obligé de rentrer dans des théories déjà existantes, esthétiques ou autres. » On découvre alors le thème de la mariée, dont les traditions grivoises sont abondamment moquées par les caricaturistes. Puis, une partie de l’exposition est consacrée aux nus peints par Duchamp, avec notamment trois peintures allégoriques. Ces trois œuvres montrent sa tentative de se détacher de la peinture réaliste pour se concentrer sur la possibilité d’une peinture différente d’une « simple expérience visuelle ». Il n’illustre pas un thème mais en invente un. On sent alors que Marcel Duchamp bouillonne, que ses envies de changer la représentation picturale le guident vers de nouvelles réflexions sur l’œuvre d’art en général. C’est là la grande qualité de l’exposition : faire comprendre au visiteur la grande richesse de ses réflexions, de ses différentes pistes, en somme ce qui a fait de lui le plus grand iconoclaste conceptuel du XXème siècle.

On regarde ensuite quelques unes de ses toiles qui veulent « déthéoriser le cubisme » : en inscrivant par exemple le titre de l’œuvre sur la toile, il amène une pointe d’ironie à l’image, ce qui a été fortement désapprouvé par les cubistes. Au milieu des réflexions, deux magnifiques toiles, la Sonate et Portrait (Dulcinée), toutes deux de 1911. Duchamp expérimente le cubisme sur des scènes intimes, de famille : les formes sont douces, comme évanescentes, les couleurs très claires. L’influence de Cézanne est sensible dans l’absence de rigueur, de formes géométriques dures, dans l’application de la peinture toute en camaïeux délicats. Ces deux grandes toiles forment deux très beaux essais et montrent la grande élégance de Duchamp, dont les formes s’allongent verticalement : on retrouve cela dans les célèbres toiles Jeune homme triste dans un train (1911-12) ou Nu descendant un escalier n°1 (1911), n°2 (1912).

Machines

Puis le visiteur explore la fascination bien connue de Duchamp pour les machines : le monde moderne l’impressionne, une hélice d’avion lui inspire des commentaires passionnés, les mathématiques l’inspirent esthétiquement : « le mouvement de la forme dans un temps donné nous fait entrer fatalement dans la géométrie et les mathématiques ; c’est la même chose que lorsqu’on construit une machine. »

Il y a dans ses réflexions une constante concernant le mécanisme de l’œuvre d’art, son fonctionnement, ses effets.

Il y a dans ses réflexions une constante concernant le mécanisme de l’œuvre d’art, son fonctionnement, ses effets. Marcel Duchamp est à la fois mystérieux et merveilleusement poétique, comme par exemple quand il explique que « la Mariée à sa base est un moteur. Mais avant d’être un moteur qui transmet sa puissance timide – elle est cette puissance timide même. Cette puissance timide est une sorte d’automobiline, essence d’amour, qui, distribuée aux cylindres bien faibles, à la portée des étincelles de la vie constante, sert à l’épanouissement de cette vierge arrivée au terme de son désir. (Ici le désir-rouage tiendra une plus petite place que dans la machine-célibataire. Il est seulement la ficelle qui entoure le bouquet). » Une telle citation achève de nous perdre et de nous séduire, pour enfin nous mener au Grand Verre, œuvre de l’esprit plutôt que de l’œil.

On sort de Marcel Duchamp, la peinture même rêveur et pensif : Duchamp est un stimulateur d’idées, qui modifie notre vision de l’œuvre d’art en la complexifiant. Mille influences tissent son œuvre, de la technique à la tradition en passant par le hasard poétique… Cela est très bien raconté par cette exposition d’une qualité remarquable, à découvrir au plus vite.

  • Marcel Duchamp, la peinture même au Centre Pompidou, du 24 septembre 2014 au 5 janvier 2015.

Maïlys Celeux-Lanval