michel_onfrayPour inaugurer notre rubrique philosophie, Zone Critique revient sur le dernier ouvrage de Michel Onfray, Cosmos. A travers cet essai,  Onfray tente de proposer une philosophie originale en s’appuyant sur les acquis de sa contre-histoire de la philosophie. Cependant, il semblerait qu’il ne parvienne pas à surmonter les contradictions inhérentes à son entreprise : comment proposer un système philosophique à partir de refus ?

Cosmos OnfrayLa philosophie, en tant que discours totalisant, a pour vocation essentielle de rassembler en un système, la totalité de l’être et de l’expérience humaine. La spécificité du discours philosophique réside précisément dans cette tâche quasi prométhéenne. Il s’agit de penser la vie et  de faire sienne l’affirmation de Térence « rien de ce qui est humain ne m’est étranger » à la fois d’un point de vue éthique et théorique. En effet, le philosophe doit se rendre capable de récapituler (Erinnern, dit Hegel), de concentrer effectivement en soi-même la totalité de l’être et de l’homme. C’est précisément cette tâche qui définit, en première approximation, l’essence de l’ « humanisme », au sens propre. La totalité est une figure de l’universalité : dire que la philosophie est humaniste, ou dire qu’elle est totalisante, c’est dire, du même coup, qu’elle est universelle – ou, du moins, que telle est sa destination fondamentale.

Un discours totalisant

 Onfray, en ce sens, propose bien un discours de nature philosophique. Son œuvre entière témoigne de l’ambition faustienne qui est la sienne de ne laisser échapper à son discours aucune sphère de l’existence. Cosmos récapitule cette « somme » philosophique – premier ouvrage d’une trilogie à venir (dont on sait déjà que le deuxième tome s’intitulera Décadence et portera en propre sur la « philosophie de l’histoire » et le troisième, Sagesse, une théorie de l’éthique) que Onfray sous-titre, de manière essentielle : « Brève encyclopédie du monde ».

 Cependant, l’ambition totalisatrice de la philosophie n’est pas univoque – elle est essentiellement problématique, puisque toute totalité suppose à la fois une unité (sans laquelle elle ne serait que pure dispersion) et une multiplicité (sans quoi il n’y aurait rien à totaliser). La problématique métaphysique fondamentale consiste donc à proposer un discours philosophique qui parvienne à unifier les autres discours humains (esthétique, politique, scientifique, politique), sans toutefois les assujetir, c’est-à-dire en préservant leur autonomie. La grande aporie du discours philosophique est donc, pour ainsi dire, celle de son principe unificateur. Le risque essentiel est celui d’une « suture » (dans le vocabulaire de Badiou). En effet, si la philosophie ne parvient pas à accomplir sa tâche, le risque est qu’un autre discours prenne la place de la philosophie et, de ce fait, domine tous les autres – le « fanatisme », le « décadentisme », le « positivisme », l’ « intégrisme » témoignent chacun à sa manière d’une telle mutilation de la pensée, qui consiste à faire d’une expérience humaine la totalité de l’homme.

 Puisque le discours de Onfray se présente d’emblée comme un discours philosophique, par l’ampleur de son ambition totalisatrice, la question se pose de savoir quel principe unificateur il propose : en d’autres termes, Onfray échappe-t-il à la suture et comment ?

Trois thèses et trois refus

  Le titre de l’ouvrage est à ce titre particulièrement éclairant : Cosmos, sous-titré « Une ontologie matérialiste ». Le matérialisme d’Onfray tient d’abord essentiellement à l’articulation, ou plutôt à la confusion, du discours cosmologique, (l’ouvrage porte sur le « cosmos », c’est-à-dire sur le « monde ») et du discours ontologique, (puisque le sous-titre est : « ontologie matérialiste » – du grec ontos, l’être).  La première thèse d’Onfray est donc celle de l’immanence radicale : en d’autres termes, pour Onfray, l’être se réduit au monde, l’ontologie à la cosmologie. La thèse matérialiste d’Onfray est donc d’abord une thèse d’immanence. Le principe unificateur d’Onfray – et là réside fondamentalement le sens de son matérialisme et de son inscription dans la tradition philosophique dite matérialiste – consiste en une affirmation d’immanence : « nous sommes au monde, il n’y a rien d’autre que le monde, ce monde-ci dans lequel nous vivons ».

Pour Onfray, l’être se réduit au monde, l’ontologie à la cosmologie

La thèse de l’immanence radicale s’accompagne nécessairement d’un nominalisme radical, c’est-à-dire que, selon Onfray, il n’y a d’autres entités que mondaines, il n’existe rien d’autre que ce qu’il y a dans le monde – tout le reste (Dieu, les Idées, les concepts) ne sont que des illusions. En ce sens, à l’affirmation de l’immanence selon laquelle « nous sommes au monde », il faut maintenant ajouter l’affirmation du nominalisme : « il n’y a que des corps et des langages ».

  Enfin, l’immanence et le nominalisme s’accompagnent chez Onfray d’une troisième thèse, celle de la cyclicité du temps. L’énoncé de cette troisième thèse pourrait être, selon l’énoncé de l’amor fati nietzschéen auquel il fait référence : « tout est fatalité, il n’y a pas de liberté dans le monde ».

 L’articulation des trois thèses – immanence, nominalisme, cyclicité – fondamentales de la pensée d’Onfray peut donc se résumer à : « nous existons au sein d’un monde dans lequel il n’y a que des corps et des langages et par conséquent pas de liberté ».

 La radicalité de la thèse d’Onfray se mesure dès lors qu’on la confronte aux autres discours humains, c’est-à-dire : les thèses d’immanence, de nominalisme et de fatalité sont-elles capables de rendre compte de la totalité de l’expérience humaine, c’est-à-dire de faire droit à la spécificité du politique, du théologique, de l’esthétique, de l’éthique, de l’ontologique, du scientifique – pour autant qu’il s’agit des sphères essentielles de l’être et de l’homme (et peut-être faudrait-il donc rajouter : du divin) ?

La philosophie d’Onfray rend-t-elle compte de notre expérience ?

  En fait, il semble que pour l’essentiel, les trois grandes thèses soutenues par Onfray, et qui se rattachent toutes à de grandes traditions philosophiques occidentales (ce en quoi il ne s’agit pas simplement ici de la pensée d’Onfray, mais d’une constellation philosophique beaucoup plus grande et dont Onfray n’est que l’épigone) – il semble que les trois grandes thèses d’Onfray soient d’abord essentiellement fondées sur un refus : a) la thèse de l’immanence radicale repose sur un refus de la théologie monothéiste, donc sur un refus de la transcendance (qui est tout l’objet du Traité d’athéologie) ; b) la thèse du nominalisme est un refus des « grands récits » politiques, de l’Etat, de la démocratie ou du communisme et plus généralement de l’ « universalité », considérée comme un fantasme politique ; c) la thèse de la cyclicité du temps est un refus du « progressisme » dans tous les domaines, et plus généralement de la liberté comme émancipation progressive.

Vers une reconfiguration de la vérité

A l’horizon de ces trois refus se configure une autre figure de la pensée, c’est-à-dire une autre religion, une autre politique, une autre éthique. L’originalité de l’œuvre d’Onfray réside en ce qu’elle tente de repenser et d’articuler autrement l’être et l’homme, c’est-à-dire qu’elle se confronte à ce qu’elle considère comme les grands échecs de la pensée occidentale  pour s’acheminer vers un nouvel ordre métaphysique – la question étant dès lors : peut-on penser l’être et l’homme dans leur totalité sans recourir à l’idée de transcendance, à l’idée d’universalité, à l’idée de liberté ?

 En réalité, il paraît presque contradictoire de penser en ces termes : qu’est-ce en effet qu’une politique radicalement non universelle, sinon une forme de particularisme – nationalisme, régionalisme, chauvinisme – opposé à l’internationalisme ? Qu’est-ce qu’une éthique qui consacre la domination de l’homme par la fatalité, c’est-à-dire la victoire de l’hétéronomie sur l’autonomie ? Enfin, qu’est-ce qu’une religion sans transcendance, sinon un espace absolument homogène et plat, c’est-à-dire une religion du relatif et non plus de l’absolu ?

 En fait, ces trois grandes objections à la pensée d’Onfray se laissent reconduire à une seule : qu’est-ce qu’une philosophie sans vérité ? Car, en effet, ce que conteste Onfray, ce sont les trois attributs classiques de la vérité philosophique : universalité, autonomie, absoluité ou transcendance.

Peut-on penser l’être et l’homme dans leur totalité sans recourir à l’idée de transcendance, à l’idée d’universalité, à l’idée de liberté ?

  Au terme de ce premier aperçu de la pensée d’Onfray, il ne fait aucun doute que l’écart est incommensurable entre la philosophie d’Onfray et la philosophie totalisante de l’humanisme classique (Hegel, par exemple), à laquelle nous l’avions comparée en première approximation. Les trois grandes thèses de la pensée d’Onfray, qui sont aussi trois grands refus, ne permettent visiblement pas de penser l’être et l’expérience humaine – bien plutôt, elles les détruisent. Pour illustrer ce phénomène, on pourrait s’appuyer sur l’exposition d’un concept qu’Onfray mobilise dans Cosmos, le concept de « sublime » afin de montrer à quel point la radicalité des thèses d’Onfray conduisent à une désubstantialisation radicale de ce concept kantien – c’est-à-dire non pas à sa déconstruction (la déconstruction est un procédé positif, qui vise, par exemple, à démonter des illusions, des mythes) mais purement et simplement à sa destruction.

  Le concept de « sublime », on le sait, apparaît dans l’histoire de la philosophie moderne chez Kant. Il renvoie à une forme d’infini subjectif, puisqu’il n’est rien d’autre que le sentiment par lequel la raison est submergée lorsqu’elle est confrontée à un objet qui est rétif à son appréhension conceptuelle. C’est pourquoi le « sublime » est un symbole de l’Idée (théorique ou pratique) : il signale l’impuissance du concept. Mais, en vérité, cette impuissance du concept ne renvoie à rien dans le monde phénoménal : elle dénonce simplement la limitation intrinsèque de la raison à saisir la totalité du monde d’un seul regard (intuitus intellectus). Que le monde déborde ainsi le concept ne signifie pas, pour Kant, que la rationnalité soit radicalement impuissante à totaliser le monde, mais simplement que cette totalisation est une « tâche », dont s’acquitte précisément d’une part, en ce qui concerne l’Idée théorique, les sciences, d’autre part, en ce qui concerne l’Idée pratique, la politique . L’Idée (en l’occurrence, de monde) n’est rien d’autre que le nom de ce travail scientifique et de cette tâche politique qui sont les nôtres. Ainsi, l’Idée – dont le « sublime » est le symbole – occupe une « fonction régulatrice » dans le système architectonique de la raison : elle nomme le travail de totalisation conceptuelle du monde.

  Coupé de son ancrage rationnel et raisonnable, le « sublime » devient une expérience tout à fait vide qui renvoie dès lors à une impuissance radicale de la raison : dès lors que le « sublime » n’est plus le symbole de la raison, il devient en fait, spéculairement (et de façon tautologique), symbole de lui-même, c’est-à-dire faillite de la raison et exaltation du sentiment face au mystère du monde. On peut alors appeler le monde « cosmos ». Mais comment prendre place dans un monde qui refuse toute détermination rationnelle ou raisonnable, c’est-à-dire théorique ou éthique ? Onfray écrit ainsi : « le sublime se manifeste lors de la connaissance immédiate d’une vérité révélée par la grande puissance d’un spectacle – sublime devant la nature, sublime devant la culture. L’individu, magnifié par Descartes et la tradition occidentale, voit sa raison débordée, suspendue, évitée ».

 Onfray a donc vidé le concept de « sublime » de son contenu : il ne renvoie plus à la tâche universelle et absolue de la raison, mais à l’impuissance de l’homme. Ce qui fait dire à Onfray que « homo bulla » (« l’homme est une bulle »), et que « la vie est fragile, très fragile, exagérément fragile ».

  Alors, que retenir, en première approche, de l’œuvre d’Onfray ? La critique engagée, notamment à partir de Nietzsche, mais aussi avant lui, de la transcendance (« Dieu est mort », dit Nietzsche), de l’universalisme (le « j’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie » de Maistre), de l’absolu est une critique philosophiquement légitime. Mais la critique n’est pas la négation, et l’annonce par Nietzsche de la mort de Dieu n’est pas tant une affirmation qu’un problème. En ce sens, il ne suffit pas de « renverser » les valeurs – transmuer la transcendance en immanence, l’absolu en relatif, l’universel en particulier, la liberté en nécessité – mais bien plutôt de poser la question, si ce n’est de leur réconciliation, du moins de leur relation.

  • Cosmos, Michel Onfray, Flammarion, 22, 90 euros, Mars 2015.