Dheepan
L’acteur Antonythasan Jesuthasan

Zone Critique revient sur Dheepan et sur les interrogations sociales suscitées par ce film. Partir du faux pour dire le vrai, tel est le destin de toute fiction et tel paraît être l’adage auquel Jacques Audiard, mais également tous ses personnages, s’agrippent le temps du film Dheepan. Mais en vertu de quelle réalité ?

26 août 2015
26 août 2015

Spectateurs du monde avant d’être spectateurs de fiction, nous ne pouvons voir Dheepan sans avoir à l’esprit le « hors-champ » de cette histoire : l’actualité géopolitique des réfugiés de guerre qui devient un peu plus chaque jour, notre réalité. La réception d’une œuvre aux prises avec des faits si contemporains, si politisés, est complexe justement parce que nous sommes déjà embarqués avant elle dans le réel. Sartre écrivait à ce propos : « Puisque [l’artiste] n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque; elle est sa chance unique : elle est faite pour lui, il est fait pour elle.» Nous voudrions alors que Jacques Audiard nous guide, or à aucun moment Dheepan n’indique clairement le chemin à prendre. Posons donc la question autrement : pourquoi la fiction ?

C’est sous l’autorité de Dheepan, ancien soldat Tamoul, que se compose une fratrie sri-lankaise entièrement artificielle, une solution éphémère trouvée pour fuir son pays en guerre. Cette fausse famille (Dheepan, Yalini et une jeune fille), alors réunie dans la précipitation et l’angoisse, est sur le point de partir, et l’on frissonne avec la jeune femme à l’annonce de la destination. France. Prononcée à demi-mot et en langue Tamoul, elle résonne sourdement pour le spectateur français qui, à cet instant, n’entend que la voix d’Audiard. Quitter le Sri Lanka pour la France – la nôtre ? La leur ?-une France qui effraie tout à coup par son inquiétante étrangeté. Ainsi la curiosité du spectateur rejoint-elle l’espérance des personnages, toutes deux dressées à la hauteur de l’étendard français. En faisant de cette France une réalité si peu familière à nos perceptions intériorisées depuis des années, Jacques Audiard fait naître et mourir dans un même mouvement la part politique de Dheepan. La suite du film incarne ce refus de bout en bout, une suite que le réalisateur peine cependant à sublimer en dehors des grands effets de cinéma et de scénario.

Un récit d’intégration

La pertinence du film réside dans le choix de faire un récit d’intégration dans un lieu lui-même non intégré au tout auquel il appartient. Ce lieu, c’est la cité, le hors-jeu de la France, et surtout, le hors-politique. Dans la cité du Pré, l’Etat est en effet absent. Le chacun pour soi d’une partie de la France a laissé se développer et pourrir l’entre-soi d’une autre, un repli alors subi et transcendé en une violence inouïe. Certains ont vu dans la représentation donnée de la cité, un glissement caricatural de la guerre civile vers la guerre sociale. Encore une fois, pour parler de guerre, il doit y avoir confrontation et fatalement politisation, or, cela n’apparaît jamais sous cette forme.

Certains ont vu un glissement caricatural de la guerre civile vers la guerre sociale

« La politique dans une œuvre [d’art], c’est comme un coup de pistolet au milieu d’un concert.» A croire que Jacques Audiard a lu un jour cette phrase de Stendhal, et s’est évertué à la contourner : au milieu du film, des coups de feu sont bel et bien tirés dans la cité, fracassants, déstabilisants. Et pourtant, ces coups de pistolets ne sont en rien politiques, ils ne viennent pas des forces de l’ordre, mais d’individus d’une cité voisine, la trace sanglante d’un autre entre-soi. Dheepan évince donc toute forme de politique pour laisser place à son pendant  masculin, si peu convoqué aujourd’hui et pourtant essentiel : le politique. Dheepan est la mise en échec d’une communauté qui, abandonnée par la politique, cherche à sa façon une forme de police qui cède vite sa place à l’altérité la plus absolue, où l’Autre ne sert plus qu’à se sentir soi-même Autre. Cette idée est sous-entendue tout au long du film, et clairement exprimée par instants comme cette scène où un jeune dealer d’une autre cité explique à Dheepan qu’il préfère travailler dans une cité qui n’est pas la sienne pour rester neutre dans le rôle qu’il a à jouer. Ainsi, pour ce jeune homme, s’intégrer passe par la distance et la méfiance.

L’intégration. Que signifie-t-elle, et si elle a un sens, est-il le même pour chacun ? On s’interroge alors sur la nécessité de « porter le voile comme tout le monde », on parle dans sa langue natale à l’autre en espérant humblement qu’il nous réponde dans la sienne, on se force à faire la conversation avec celui qui ne parle plus depuis longtemps, on rit à un humour qui nous échappe totalement. Autant d’efforts pour se comprendre et s’intégrer, autant de luttes pour survivre et, pourquoi pas, pour s’aimer. Dheepan semble avoir été créé pour « un peuple qui manque » (Deleuze), et chose plus curieuse, pour un couple « qui manque ». C’est dans ce chaos identitaire que Dheepan et la jeune femme Yalini vont tenter de vivre et devenir une véritable famille. L’histoire de cet homme et de cette femme se mue peu à peu en histoire d’amour dont on peine à comprendre les étapes : tout semble en effet les mener ailleurs.

La transfiguration du réel

Dans cette histoire donc, nulle beauté, mais au lieu que celle-ci ne brille par son absence, Audiard cherche absolument à la rendre présente dans le scénario comme dans l’esthétique du film, et ce en dépit de tout bon sens. Comme si, ne parvenant pas à trouver de réponse politique à ce tableau sans issue, il se réfugiait dans l’amour. Il devient de ce fait difficile de ne pas voir dans les dernières scènes, un éloge de l’engagement amoureux puis familial qui signe définitivement le désengagement politique du film. Il est vrai que, à regarder honnêtement la situation, la politique promet peu. L’évincer laisserait donc la place au rêve et au cinéma, un cinéma qui prend un virage épique dans l’avant-dernière scène, où Dheepan part littéralement au secours de sa dame, retenue prisonnière au dernier étage de l’immeuble le plus haut. Véritable brute, il devient inatteignable, invincible, irréel.  La dernière scène qu’une ellipse surprenante sépare de la précédente, offre la vision d’un joli pavillon de banlieue. On reconnaît la jeune femme Yalini, qui tient dans ses bras un enfant. Dheepan porte une belle chemise blanche, et semble serein. Cette fin, fantasmée ou réelle, rappelle par contraste les toutes premières scènes du film. On y découvrait Dheepan qui, dans une révolte contenue, brûlait les cadavres des hommes Tamouls morts au combat. Dans la seconde scène, Yalini, pressée d’obtenir le droit d’asile pour fuir au plus vite, erre dans un marché sri-lankais à la recherche d’une fille qui lui servirait d’enfant et de prétexte à la liberté. C’est donc un guerrier vaincu et une jeune femme qui, pour sa survie a développé un désir agressif et feint de maternité, que le spectateur entrevoit brièvement au début du film. Deux heures plus tard, cette même femme est devenue une mère aimante et sincère, et Dheepan un homme heureux qui a retrouvé une certaine paix. Cette destinée caricaturale encadre donc le film, et cette coalescence du romantisme et de la réalité, loin de sublimer l’histoire, la dessert cruellement. L’idéalisme qui animait Audiard dans ce film en pâtit également, au point de lire dans l’apparent optimisme de la fin, une réalité qui offre peu d’espoir pour le sujet de Dheepan, mais également pour le moral du cinéma français. On se souvient de l’autre film palmé la même année à Cannes, La loi du marché de Stéphane Brizé. Celui-ci n’offre aucun biais à la cynique réalité du monde du travail, et le film s’achève sobrement sur la démission de Thierry (joué par Vincent Lindon), une issue sans issue.

Pour être intégré, est-il désormais nécessaire d’être dans l’uniformisation de nos modes de vie et de nos désirs?

Si l’on revient à la dernière scène de Dheepan, faut-il alors comprendre que si l’on désire une fin ne serait-ce qu’un peu heureuse dans un film qui nous parle du monde actuel, on doit être dans l’exagération, la caricature, la fin « américaine » par excellence ? Enfin, pour être intégré, est-il désormais nécessaire d’être dans l’uniformisation de nos modes de vie et de nos désirs ? On quitte le film avec, à l’écran, une scène finale nimbée d’une lumière artificielle, et dans le cœur, un goût bien amer. Un « happy end » qui fait douter.

 Dheepan, qui par trop de fois et du fait d’une esthétique trop formelle, reste à la surface des corps et des sentiments, nous parle peut-être de la superficialité d’un monde où la fiction ne sait plus comment représenter le réel, devenu incertain et artificiel.

  • Dheepan, Jacques Audiard, Palme d’or du festival de Cannes 2015, 21 Mai 2015.

Clémence Moulard