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Quelques mois  après la disparition de Denis Roche, le Pavillon Populaire de Montpellier présente 115 photos dont de nombreuse inédites. En noir et blanc, jouant de mise en abîme par des reflets ou jeux de miroir ces oeuvres prouvent combien et comment le poète demeure non seulement un théoricien de la photographie mais un des ses insolents praticiens. 

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Ces photographies se veulent, écrivait le créateur, des photos « en vision directe, des états, des formes » découverts lors de ses pérégrinations. Et l’auteur d’ajouter :  « il n’y a pas de mise en scène, ce ne sont pas des photos faites en studio, des photos préméditée ». Voire…Sous l’apparence désinvolture de celui qui shooterait en instantanée s’inscrit une vocation esthétique bien plus sophistiquée et réfléchie.

Denis Roche le poète sait que – plus que les mots – la photographie est capable de faire parler le silence. Mais pas n’importe laquelle. Il faut à celui qui est derrière l’appareil un langage à la fois lyrique épique mais tout aussi nu. Denis Roche l’a trouvé et le décline en noir et blanc en se comportant en véritable compositeur. Avec lui l’image n’est jamais simple. Elle se distribue en secondes et en tierces quel que soit son sujet : autoportraits, portraits, nus, paysages, natures mortes. La dénudation n’est jamais frontale : elle passe par un baroquisme des jeux de miroirs, la reprise incessante de l’expérimentation formelle, à travers les mêmes lieux

Certes le poète affirmait en 2002 « écrire utile » et d’ajouter : « L’écriture c’est le propre, le définitif, la photo c’est le sale, l’approximatif ». Certes Roche était donc entourés de milliers de photos plus ou moins ratées qu’il compulsait et classait même si « leur ratage est irrattrapable ». Certes une  photo ratée ne peut ni se corriger ni s’améliorer. Mais remuer les négatifs, c’est remuer le temps, remuer la mort. Néanmoins il n’était pas question pour lui de se débarrasser de ses déchets  « Ce serait aussi s’amputer d’une très grande partie du temps qui s’est déroulé dans cette activité. J’aurais l’impression de détruire des pans entiers de ma propre vie ». D’autant que dans ce capharnaüm il existe toujours des photos à sauver. Se trouvent en elles « cette beauté où se rejoindraient idéalement l’harmonie, l’équilibre, la géométrie, la grâce, l’éphémère et le permanent ». Il faut donc savoir parfois attendre. Et l’auteur de citer pour l’expliquer la formule de Nietzsche : « La beauté est une flèche lente ».

L’obsession du temps et du silence

L’obsession du temps est d’ailleurs centrale dans ses photographies. Le temps et le silence. Sa femme Françoise lui fit comprendre l’importance de l’acte photographique en tant qu’acte aussi intime et secret (proche du silence) que de permanence (proche de la durée). Plutôt que de courir après le temps perdu il s’agissait pour lui de retenir ce « temps à l’état pur » cher à Proust  même si, pour le poète des débuts comme pour le théoricien de « La disparition des lucioles » la photographie en fixant un instantanée renvoyait forcément au passé et au deuil.« Vouloir rattraper quelque chose c’est désespéré, foutu d’avance, évidemment » disait la photographe.

Roche gardait néanmoins toujours en lui le goût pour la trajectoire. Par ailleurs, et grâce à la photographie, il a retrouvé ces racines :  la peinture abstraite et lyrique de Jackson Pollock,Willem De Kooning, Yves Klein voire même Pierre Soulages : « Quand j’ai commencé à créer, à écrire, je me sentais sur une trajectoire équivalente même si elle est moins visible en littérature. En photo, je passe mon temps à rechercher la même image, à la refaire dix ou vingt ans après. C’est une histoire de trajectoire » écrivait-il.

A ce titre et dans cette volonté le photographe aima Pollock pour la vitesse, Kandinsky pour la construction, Michaux pour les méandres, la sinuosité. Pour Roche la construction d’une photo est donc primordiale.  Et celui qui nota instinctivement un jour « J’écris pour être seul, je photographie pour disparaître » est fidèle à ce qui fut d’abord une intuition. Et de préciser « J’ai abandonné l’autoportrait que je pratiquais au retardateur.  Je m’efface devant le temps ». Le temps mais aussi le silence : «  L’une des choses qui m’obsèdent dans la photographie en noir et blanc et que l’on ne trouve absolument pas dans la couleur, c’est le silence. En voulant arrêter la photo émet du silence ».

 «J’écris pour être seul, je photographie pour disparaître »

Il est d’ailleurs possible que dans un tel cadre le recours au nu soit capital puisque tout y est affaire  de courbes et lumière et que paradoxalement ce thème touche  à l’indicible, au rite plus qu’à la préhension et au tapage. De plus le nu par « essence » expose le temps. Le corps fixé vient artificiellement retenir l’inéluctable et inacceptable écoulement du temps, qui tant dans sa continuité que son abstraction semblerait devoir, a priori, échapper à la fixité de l’image.

Pile ou face, Denis Roche 1979
Pile ou face, Denis Roche 1979

Le silence de l’image tient aussi au fait qu’elle n’admet pour Denis Roche d’autre commentaire qu’elle-même. C’est donc bien un art du silence, imposé par l’indicible même. Il ne saurait donc y avoir de « littérature » de la photographie, car la « littérature » de la photographie, c’est la photographie elle-même (Roche l’a d’ailleurs précisé  dans « La disparition des Lucioles »). Le seul commentaire possible qu’il envisage est la description« de la montée des circonstances » qui préside à la prise de vue. Mais ce qui fonde l’essence de la photographie reste  l’acte de faire naître le silence avec tout ce qu’il présuppose.

Denis Roche à cet égard  a tracé une voie en photographie, en venant souligner ce principe de séparation et de distance. S’il a nommé certains couples de photos des « photolalies » ce fut pour souligner des rapprochements d’images distinctes afin de créer des « échos muets »entre  elles. Le dialogue est donc un dialogue particulier. Il est muet mais paradoxalement s’élève contre le silence de mort. Et c’est un point clé chez Roche. La photographie est pour lui un masque tranquille, muet opposé à la mort.  Elle reste un leurre en même temps qu’un ex-voto. Le premier  dérange la mort, le second offre un salut au temps qui passe.

La photographie est pour lui un masque tranquille, un témoin de ce qui n’est plus

Liée au temps et à la mort la photo au fil du temps devint un témoin de ce qui n’est plus. La disparition de l’auteur accentue cet état de fait. L’énigme resta fascinante mais elle fut de moins en moins funèbre jusqu’à la mort de Roche. Peu à peu oubliant le temps, le dépassant elle va redevenir  matière de silence. Roche le savait :  « Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les photos ainsi montrées étaient si silencieuses ? On ne peut pas dire que les tableaux soient silencieux. Non. Mais du jour où vous prenez conscience du silence des photos, vous ne pouvez plus vous débarrasser de l’idée qu’elles en sont marquées d’une façon indélébile. Je m’étais mis en tête, à une époque, d’écrire un texte à ce propos. Mais comment raconter le silence ? ». Dès lors Roche a glosé d’abord  sur la montée des circonstances. Puis il a osé s’abandonner au silence sans fond pour le faire résonner. Et celui qui au départ était proche d’un Roland Barthes se trouve au final très proche d’un Beckett et son silence abyssal.

  • Denis Roche, « Photolalies, 1964-2010», Pavillon Populaire de Montpellier, 25 novembre 2015 – 14 février 2016.