Peu de temps après la nomination de Monsieur Jean Castex, Le Nouvel Obs a proposé à l’auteur de Limonov et de Yoga de réaliser un portrait de notre nouveau Premier ministre. Emmanuel Carrère nous raconte dans ces quelques pages ses impressions et son entretien avec celui qui est désormais le plus célèbre des politiciens inconnus. Nous tenons à remercier chaleureusement l’auteur ainsi que les éditions P.O.L qui nous ont gracieusement autorisé à reproduire ici ces extraits. Un pastiche réalisté par Clément Alfonsi. 

J’ai découvert Jean Castex comme tout le monde, le 3 juillet 2020. Alors qu’à ce moment-là, les années précédentes, la routine veut qu’on songe à partir à sa maison de campagne, ou dans un quelconque hôtel de la Côte-d’Azur ou de la Bretagne, moi-même et une bonne partie des Parisiens faisions le chemin inverse : nous rentrions de notre maison de campagne pour revenir dans notre appartement. Le premier confinement, qu’on appellerait plus tard « grand confinement » (par oppositions aux « petits », c’est-à-dire plus courts et moins surveillés, qui allaient ensuite ponctuer notre vie et ne semblent toujours pas réellement abandonnés aujourd’hui), s’était en effet terminé quelques semaines auparavant. Les bars et les cinémas avaient rouverts, je venais de voir Hotel By The River de Hong Sang-Soo à l’UGC Montparnasse, puis j’avais pris un déjeuner de fruits de mer à La Coupole, quand j’ai appris par une notification sur mon smartphone que notre nouveau Premier ministre s’appelait Jean Castex. Cette information m’a fait hausser un sourcil, puis je suis passé à autre chose.

Comme je suivais l’actualité politique, plutôt pour ne pas être pris de court dans les conversations mondaines que par un réel intérêt, je cherchais, dans l’après-midi, quelques articles et reportages sur ce personnage. Les journalistes semblaient avoir peiné pour trouver de la matière. On nous indiquait toujours brièvement qu’il avait été haut-fonctionnaire, conseiller de Nicolas Sarkozy, puis un membre important du « conseil stratégique sur le déconfinement », et enfin on laissait place à son discours de passation de pouvoir, qui venait meubler l’ensemble de l’article par des paroles creuses et consensuelles que, là encore, le journaliste avait visiblement peiné à commenter. Les reportages télévisés apportaient une nuance : son accent du sud-ouest. Quand il parlait de « la France des territoires », ce nouveau slogan de la droite modérée dont on ne saura jamais vraiment ce qu’il veut dire, il incarnait ce slogan : il n’avait pas l’accent parisien, il venait donc d’un de ces « territoires » où poussent nos maisons de vacances.

Cela faisait alors quelques semaines que j’avais terminé Yoga, qui serait publié à la fin de l’été. Aucun projet ne germait actuellement, j’avais plutôt pour projet de n’avoir aucun projet pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Je n’avais, en somme, rien à faire ; je retournai au cinéma le lendemain, voir L’Infirmière de Kôji Fukada, je m’apprêtai à « profiter de la vie », comme la plupart de mes compatriotes et même de mes congénères de l’hémisphère nord (la pandémie avait sévi chez nous durant l’hiver, et sévissait désormais dans l’hémisphère sud, où c’était l’hiver pendant notre été), quand je reçus un message de Benoît, rédacteur au Nouvel Obs. Je le rappelai, nous convînmes d’un rendez-vous, et il m’expliqua rapidement le projet : me confier un reportage sur Jean Castex. Un entretien était déjà prévu pour la semaine suivante, il ne restait plus qu’à trouver l’écrivain. Je me suis demandé s’ils avaient auparavant déjà appelé quelqu’un qui s’était désisté, mais je n’ai pas posé la question. J’ai fait part de mon peu d’intérêt pour la personne.

« Je comprends, m’a répondu Benoît, mais c’est ça qui est intéressant : on ne connaît pas Jean Castex, il apparaît à l’écran et ne suscite aucun intérêt particulier, il semble incolore. Peut-être a-t-il une consistance, mais sans doute pas. Tu pourrais creuser cela, lui tourner autour, comme tu l’avais fait autour de Jean-Claude Romand, sauf que tu n’aurais rien à découvrir à la fin, le mystère resterait entier, mais ce serait le mystère du vide. Jean Castex serait le pendant contraire à la vie trépidante d’Édouard Limonov… »

J’eus un moment de flottement, en me rappelant la mort quelques mois plus tôt de Limonov, sur lequel j’ai écrit ce que je considère comme mon meilleur livre. Je plaisantai ensuite Benoît sur le fait qu’il devrait aller faire lui-même ce reportage, puisqu’il avait déjà tout en tête, et il me répondit un « Je n’ai pas ta plume » qui était à la fois trop flatteur et trop dérisoire, puisque j’écris avec un stylo bic. Je lui demandai un moment de réflexion, jusqu’au lendemain.

En rentrant à pied vers mon appartement, je songeais au prologue de Limonov, dans lequel je faisais la comparaison entre ma propre vie, tout à fait banale, et celle tout à fait impressionnante du poète et militant russe. J’ai pourtant passé une bonne partie de mes livres à écrire sur moi-même : Le Royaume et Yoga, mes deux derniers récits, étaient centrés sur ma personne, au moins pour une grande partie, sans que ce que j’avais à dire eût un intérêt romanesque particulier : c’était justement la gageure de ces livres.

Je me suis demandé : écrire sur le vide de Jean Castex, ne serait-ce pas écrire sur mon propre vide ?

La formule était toute faite, peut-être affreusement banale et pompeuse à la fois, mais elle me décida. Mes lecteurs savent qu’un mal de vivre m’accompagne depuis de nombreuses années, et le mal de vivre est toujours lié à son propre néant, qu’on cherche à combler (religion, art, littérature, politique servent entre autres à cela). Quand j’écrivais sur moi, c’était pour tourner autour de mon propre vide ; quand j’écrivais sur d’autres vies que la mienne, c’était pour y échapper. Jean Castex m’apparaissait donc comme un sujet propice : une autre vie que la mienne, mais donnant l’apparence du vide.

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            L’hôtel de Matignon, où résident les chefs de gouvernement depuis 1935, se situe dans le VIIème arrondissement de Paris, où je ne me rends que rarement. Ce Paris-là est celui de la bourgeoisie dont je suis issu, mais que j’ai quitté pour aller frayer dans les quartiers « bobo », où se trouvent la plupart des artistes et écrivains, mais aussi les meilleurs cinémas et galeries d’art. Hôtels et magasins de luxe, berlines avec chauffeurs, costards-cravates sur des corps maintenus en forme par les « développés-couchés » de la salle de sport : tout suintait la bourgeoisie d’argent, le cadre de grande entreprise et le « nouveau management », dont le Président Emmanuel Macron était l’incarnation complète et presque caricaturale.

Les confidences de gens ayant travaillé avec Jean Castex, émaillées dans les articles et dans ce que j’avais pu apprendre par quelques coups de téléphone, parlaient tous de sa bonhommie et de son côté avenant. J’ai compris pourquoi : lors de notre rencontre, il me présenta immédiatement une chaleureuse poignée de main, accompagnée d’un sourire engageant, et m’installa à un fauteuil à côté duquel se trouvait déjà de l’eau fraîche, aimable attention dans cette étouffante journée que nous appelions autrefois « caniculaire » parce qu’exceptionnellement chaude mais qui, le réchauffement climatique aidant, était devenue la norme. Je sentais peser sur mon corps ma sueur et mes soixante-trois ans.

Jean Castex, lui, en avait cinquante-sept, et paraissait ne pas ressentir la chaleur ambiante, ce que ma bête ironie parisienne attribuait, peut-être pas complètement à tort, à sa naissance dans le sud-ouest. Jean Castex est en effet né en 1965 dans ce qu’on appelait les Midi-Pyrénées, se trouvant désormais dans la région dite « Occitanie ». Un arrière-grand-père communiste et résistant, un grand-père maire de droite, deux parents instituteurs : rien de bien intéressant de ce côté-là. Scolarité dans un établissement catholique proche de son lieu de naissance, licence d’histoire, entrée et diplôme à Sciences Po Paris, puis intégration de l’ENA ; nous avons là le parcours moyen de l’aspirant politicien. C’est le même parcours que fit Emmanuel Macron, mais c’est là que s’arrête la comparaison : Emmanuel Macron part ensuite immédiatement à l’étranger, entre à la banque Rothschild, est proche du philosophe Paul Ricoeur, devient conseiller de François Hollande puis ministre de l’économie, fonde son propre parti et remporte haut la main les élections présidentielles en 2017. Là où le nouveau Président, quarante-trois ans, a grillé toutes les étapes avec une insolente fulgurance, Jean Castex a lui passé par toutes les étapes du cursus honorum des élites politiques de la Vème République : haut-fonctionnaire à la cour des comptes, puis directeur de cabinet dans des ministères pour finir au même poste chez le Président Nicolas Sarkozy, maire en milieu rural, puis conseiller régional et conseiller départemental. Comme une ritournelle de l’histoire, le chef charismatique attire son ombre administrative : Louis XIV et Colbert, Poutine et Medvedev, Macron et Castex, même combat. Un article du magazine Challenges affirme que, dès avril 2021, en plus de « Monsieur Déconfinement », il avait reçu le surnom de « Couteau Suisse ». Vrai ou pas, ce sobriquet résume bien la position actuelle du Premier ministre, et ce récit pourrait presque s’intituler Histoire d’un couteau suisse.

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            « Couteau suisse », métaphore plus aimable que la simple qualification de « technocrate » que lui affublent les responsables de gauche. Jean-Luc Mélenchon, avec qui on ne me soupçonnera pas d’avoir d’immenses affinités, résumait cela lors de son intervention à la présentation du gouvernement au Parlement : « Vous êtes ici parce que votre successeur était trop compétent ». Manière certes subtile de rendre hommage à Édouard Philippe, que le même Mélenchon avait éreinté durant les trois années précédentes, mais aussi de synthétiser l’atmosphère politique générale : Édouard Philippe, ancien couteau suisse, était devenu plus populaire que le chef finalement pas si charismatique, et devenait gênant ; on l’a renvoyé dans son « territoire », à savoir Le Havre, comme on renverrait sans doute Jean Castex dans son propre territoire du Gers si la même mésaventure devait arriver.

Grand, visage carré, mou sereine : Jean Castex inspire en effet la confiance, mais une confiance faisant plus « ancienne génération ». Il rappelle Jean-Pierre Raffarin, ce Premier ministre de Jacques Chirac dont l’héritage politique est plus que limité, voire Jacques Chirac lui-même. « Arrière-garde du gaullisme » serait une expression inexacte, mais c’est peut-être ainsi que Castex se représente lui-même, comme Chirac et Raffarin le faisaient.

Il a une femme, quatre filles, un chien et deux chats. Quand je lui demande comment se poursuit sa vie de famille, il est soudain prolixe : sa femme loge au-dessus, mais nous ne la verrons pas aujourd’hui car elle est « sortie » ; ses filles viennent dormir régulièrement dans les appartements contigus aux leurs. Lui et son épouse vivent ensemble depuis vingt-deux ans, et j’admire cette durée avec une certaine tristesse, puisque ma relation avec Hélène, terminée depuis désormais plusieurs mois, aura finalement atteint sept ans de moins.

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            Il est temps de l’avouer : la petite heure d’entretien que m’a accordé le Premier ministre n’a pas soulevé grand-chose. Nous avons discuté de sa stratégie de déconfinement, déjà connue du grand public, sans pouvoir juger alors de son efficacité. Même aujourd’hui, presque un an plus tard, savoir si la politique du gouvernement a été « la bonne » est une question absconse, opaque, à laquelle nous n’aurons sans doute jamais de réponse, si ce n’est des pétitions de principe énoncées pour des raisons électorales, par ses défenseurs comme par ses adversaires. Dès que j’essayais d’aborder les sujets de politique générale, notamment l’écologie, qui me touche plus particulièrement, Castex prenait le temps de dire qu’il allait faire beaucoup de choses, très certainement, mais que le calendrier exact était bouché par la menace d’une nouvelle vague de contaminations (effectivement arrivée depuis). Sur son parcours, il n’a pas donné plus de détails que ceux qu’on peut trouver sur sa page Wikipédia, pourtant déjà relativement maigre par rapport aux autres responsables politiques en vue. J’en retire une impression qui n’est pas désagréable : j’aurai pu voir la décoration de Matignon, qui n’a elle-même rien de particulier.

Il était prévu dès le début que je ne percerais pas de mystère, ni que je trouverais quoi que ce soit de trépidant. Mais tourner autour de ce vide m’a vite empli d’ennui, comme on se lasse vite des œuvres contemporaines minimalistes. C’est cela que je pensais, en sortant dans la fournaise du dérèglement climatique, des voitures et des costumes-cravates : Jean Castex était semblable au Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Tellement vide que cela en donnait des vertiges de profondeur. Un chef-d’œuvre de l’art politique moderne.

Clément Alfonsi