Seulement, Gabriel est aussi pĂšre de famille. Il doit ĂȘtre Ă lâheure Ă seize-heure trente devant lâĂ©cole de son fils et assister aux rĂ©unions parents-professeurs. Le temps a raison de tout, ce qui lâamĂšne nĂ©anmoins Ă rencontrer Catherine, lâinstitutrice qui Ă©duque son fils, qui a la cinquantaine avec des airs de Sigourney Weaver, mĂšre seule avec trois enfants Ă charge, qui gĂšre un petit business de dĂ©guisements de soirĂ©es livrĂ©s la nuit Ă domicile, et milite au Parti National. Voyez y la transposition littĂ©raire du Front National, et comprenez que pour notre protagoniste qui a le cĆur Ă gauche, lâaffaire est compliquĂ©e.
Liaison dangereuse
La fleur au fusil, Gabriel sâengage dans cette liaison dangereuse en acceptant tout, voue Ă Catherine une obĂ©issance inconditionnelle dâenfant de chĆur qui se rend en confesse chez un prĂȘtre libidineux. La comparaison est faible : Catherine est une scato-sado-masochiste qui en redemande, et exige de la part de Gabriel un engagement total, et cela jusquâĂ adhĂ©rer Ă son engagement politique extrĂȘmiste. Il y a lĂ tout un systĂšme de comportements qui ne lui est pas Ă©vident Ă assimiler, loin sâen faut, comme les sĂ©ances de soumission-domination sexuelle (pour exemple Gabriel doit fricoter avec tout un milieu dâhĂ©tero-beaufs boostĂ©s par la frustration). Le chapitre, trĂšs court (comme tous les autres) consacrĂ© Ă une soirĂ©e poker est dĂ©licieux de par son rĂ©alisme vomitif : Gabriel subit les rĂ©pliques de Catherine, telles que « Tâavais un deux et un sept, on ne monte jamais avec un dĂ©partement, connard » ; ou encore, celles des amis de Catherine, « Mais tu fais quoi dans la vie, de quelle planĂšte tu viens, tâes pris en charge par la SĂ©curitĂ© Sociale Ă 100% ? Putain, tâavais une paire de trois. Avec une paire de trois, tu pouvais relancer parce que si tu trouves ton flop, tâes invisible. » (page 78). CĂŽtĂ© culture, Catherine sâen tient Ă suivre les Ă©vĂ©nements et Ă aller dans les lieux pour bobos, afin de se croire cultivĂ©e. Mais, sous lâapparence de la parfaite superficialitĂ©, câest toujours la vĂ©ritĂ© la plus nue qui se dĂ©voile : « Le carnaval, câest le superficiel qui prend le dessus. Câest lâapparence qui devient source de vĂ©ritĂ©. VoilĂ la clef, mon cher Gabriel. On a tous quelque chose Ă cacher et quelque chose Ă montrer. (âŠ) Peut-ĂȘtre Ă cause de ce scandale : la vĂ©ritĂ© obtenue Ă travers un mensonge est plus vraie que nature. » (page 90)
Ăa y est, Gabriel est pris dans les mailles de Catherine, dĂ©pendant de sa prĂ©sence prĂšs de lui et obsĂ©dĂ© par elle quand elle nâest pas avec lui. Bref, « louĂ© jusquâau mois dâaoĂ»t » comme lâĂ©crit Rimbaud. Soit le seul et unique moment propice Ă la douche froide : jusque-lĂ , Gabriel acceptait tout sans trop se salir les mains dans la politique, il nâen reste que cette vĂ©ritĂ© terrible vient le rappeler Ă lâordre, mĂȘme lâamour est politique. Jeux de pouvoir, rapports de force, concurrence des influences : on est Ă lâĂšre du lobbying sentimental. Autrement dit, Catherine lâaccule au pied du mur et câest maintenant le tout pour le tout, si Gabriel nâadhĂšre pas Ă lâextrĂȘme-droite, il doit rejoindre la vie sans elle. Ă la guerre comme Ă la guerre, Gabriel va mener Ă bien une derniĂšre longue virĂ©e inconsĂ©quente, comme lâon boit la derniĂšre goutte de la bouteille de champagne qui vous a accompagnĂ©e durant votre derniĂšre nuit dâhomme libre : des soirĂ©es parisiennes dĂ©cadentes aux baisers sur la bouche des vieilles dans les salons du livre, tout y passe.
Beauté des gueules cassées
Si Nicolas Rey reste fidĂšle Ă son Ă©criture nerveuse, Ă vif, agaçant parfois par la briĂšvetĂ© de ses chapitres, il garde la beautĂ© des gueules cassĂ©es que lâon ne peut rĂ©sister de prendre dans ses bras. On aurait envie, dans le mĂȘme geste, de le prendre par les Ă©paules, le secouer et lui crier : La littĂ©rature, ce nâest pas quâun enchaĂźnement de phrases habiles, câest aussi une sĂ©rie de pages qui crĂ©e un univers que lâon connaĂźt dĂ©jĂ mais que lâon nâa jamais vu dans les yeux.
Lâunivers de lâĂ©criture de Nicolas Rey est elliptique : les chapitres ne rĂ©sonnent entre eux quâĂ travers un travail de reconstitution des situations et des caractĂšres qui est Ă la charge du lecteur.
Lâunivers de lâĂ©criture de Nicolas Rey est elliptique : les chapitres ne rĂ©sonnent entre eux quâĂ travers un travail de reconstitution des situations et des caractĂšres qui est Ă la charge du lecteur. Cela ressemble en tout et pour tout Ă lâhystĂ©rie des premiers films des jeunes cinĂ©astes parisiens oĂč le spectateur fait de son mieux pour recoller les morceaux des sĂ©quences et des personnages. Ă la diffĂ©rence, ici, que les rĂ©pliques chez Nicolas Rey ne sont jamais prĂ©visibles. Les pages ne sont pas noircies, mais ses phrases sont dâune clartĂ© dĂ©sinvolte, iconoclaste, unique : la grĂące dâun diable bienveillant. On est quelque part entre un Olivier Adam Ă©pileptique et un Arnaud Catherine punk. Une sorte dâEducation sentimentale inversĂ©e : ce nâest plus FrĂ©dĂ©ric Moreau qui utilise les femmes pour rĂ©ussir sa carriĂšre, mais ici Gabriel Salin qui emploie tous les moyens possibles pour conquĂ©rir une femme.
Quant Ă la poĂ©sie, Nicolas Rey nous rappelle quâelle se dĂ©niche aux interstices obscurs et insaisissables des voix interdites qui se dĂ©ploient au grand jour dans une lumiĂšre retentissante : « Câest une histoire universelle. Il y a un passĂ©, un destin, des rencontres et un jour, dĂ©barque lâautre, Ă savoir lâamour dâune vie. On ne sait pas trop ce qui vient de nous tomber sur le coin du crĂąne mais tout devient dâune extrĂȘme fluiditĂ©. DĂšs le premier jour, dĂšs la premiĂšre minute, on dialogue sans avoir besoin de se parler. On la regarde. On se dit : « Câest bien dâavoir tenu le coup jusquâĂ cet instant-lĂ . » Elle arrive vers vous avec sa grande Ă©charpe. Elle sourit dĂ©jĂ . Sans le savoir, elle vient, elle aussi, de trouver son point dâĂ©quilibre. Celui que vous cherchiez Ă lâaube des nuits grises et pleines de cendres. Et câest lâunique raison pour laquelle un homme sâest donnĂ© le mal de vivre, chĂšre Catherine. » (page 123)