stéphane guibourgé
Stéphane Guibourgé

« Une perte intense et douce ». Quatre mots suffiraient pour résumer le douzième livre de Stéphane Guibourgé, Toutes nos vies. Quatre mots suffiraient pour décrire le sentiment qui fourmille sous sa plume, l’agite et le démange comme une plaie qui ne s’est jamais vraiment complètement refermée… C’est, selon le résumé, l’histoire d’un homme qui demande pardon. Mais pas seulement. C’est l’histoire d’un homme qui use des mots contre la solitude, contre le froid du passé déjà enfui, mais que l’on n’oublie pas : « la littérature, placer un mot sur chaque chose, voici mon refuge, ma maison sur le fil. Je n’en connais pas d’autres. Une façon de se recueillir, de se rassembler, de ne pas oublier ».

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C’est un voyageur, qui fait succéder aux monologues intérieurs les brèves descriptions de ces paysages qui défilent le long des routes et correspondent, traduisent, parfois même mieux que les mots, ce que l’on ressent. Et derrière les images, lorsqu’il y revient, l’auteur aperçoit toute la teneur des sentiments d’alors, avec le recul de l’instant présent.

C’est pour le personnage comme l’auteur – car petit à petit le lecteur comprend avec lenteur et effarement qu’il s’agit là d’une autobiographie (« Stéphane ») – une question lancinante : que reste-t-il du passé ? « Tout est-il perdu quand il ne vous reste plus que la mémoire ? ». Que reste-t-il lorsqu’à force d’absence il n’y a qu’une impression de séparation, de distance ? Que reste-t-il pour aider sa femme, atteinte par la maladie, à faire face ? La maladie n’est d’ailleurs pas le sujet du livre ; cela semble même un prétexte, un argument de circonstances pour raconter tout le reste, toute l’histoire qui l’entoure.

Tableau esquissé

Cette histoire est rédigée par impulsions, courts chapitres de quelques pages, lesquels se lisent sans difficultés, avec rapidité. C’est un tableau esquissé par petites touches, délicates, fragiles, des coups d’œil en arrière aussi fugitifs qu’un battement de cils.

Le lecteur sent que la plume de Stéphane Guibourgé appuie à peine sur le papier, pendue à un fil, comme s’il tentait de mimer le mouvement de la vie elle-même, de cet espoir qui nous prend lorsqu’on souhaite que l’épreuve soit enfin finie, lorsqu’on retient sa respiration.

Les temps de la narration se mêlent, alternent entre passé et présent, entre répétitions de cet âge dont on ne saura jamais le vrai (« J’ai 18 ans, j’ai 20 ans »). Le roman court dans un sens, puis dans l’autre, ralentit, se réfrène, se fraie un chemin à coups de virgules, de courants ascendants et descendants, tel une feuille qui tournoie dans les airs, balayée par des brises diverses et voguant au fil du vent dans sa chute légère.

C’est donc l’histoire d’un homme attaché à la légèreté, qu’il considère même comme « le rythme originel » de l’être humain 

C’est donc l’histoire d’un homme attaché à la légèreté, qu’il considère même comme « le rythme originel » de l’être humain : « Je deviens ma course même (…). Le fils de personne, le fils de rien ». La légèreté, synonyme d’envol, en contradiction avec le poids de la gravité, le fardeau de l’attachement, des liens familiaux dont il ne tient compte lorsqu’il fuit, ou plutôt devrait-on dire, lorsqu’il voyage en solitaire : « Trieste est une terre vierge (…), mon ombre ne s’y inscrit nulle part, aucun souvenir ne m’attache. Page blanche ». C’est un navigateur perdu au beau milieu de mers inconnues, qui fait corps avec sa liberté, avec le sentiment d’être dépassé par la nature et ses environs, par la ligne de l’horizon.

Se détacher, c’est pour lui être « plus léger, mais plus vide aussi ». Après tout, ne se vide-t-on pas à mesure que les rides se creusent, que les souvenirs s’effacent, à mesure que l’innocence s’étiole ? Ce que l’on « perd en route », constitue le fil narrateur du récit. Tous ces instants que l’on vit pleinement, sans y prêter attention, et qui, lorsqu’on se repenche dessus, semblent soudain si uniques, si rares, et si, d’ores et déjà, éphémères.

Le personnage, l’auteur, aurait aimé « être un pont » plutôt qu’une maison. Un pont qui relie les berges d’un fleuve, un pont qui associe des univers distincts, différents. Et non pas un foyer, un refuge dans lequel se reposer, dans lequel rester, dont on ne part pas. Parce que s’en aller, se désengager, c’est tourner le dos au passé tout en cherchant quelque chose qui nous a échappé, ce que son fils appelle essayer de « recoudre (s)on ombre à (s)es pieds ». L’auteur est en quête. Mais en quête de quoi ? De son enfance, comme en témoigne l’hommage vibrant à sa mère, protectrice et apaisante. De l’ignorance qui permet l’insouciance. L’ignorance de la souffrance, de la souffrance reçue comme donnée – combien de fois le narrateur se désole de notre incapacité à ne pas transmettre les coups qui nous ont frappés, à ne pas savoir briser ce cercle désespéré.

L’ignorance aussi de l’importance de la vie, de chaque pas qui compte et qui s’ajoute, sans que l’on ne puisse revenir en arrière. C’est l’ignorance la bienvenue, face à l’intelligence, considérée comme le problème. L’intelligence entendue comme la lucidité, le fait de voir les choses, ou plutôt, pourrait penser le lecteur, le fait de les ressentir. Stéphane Guibourgé nous rappelle à quel point nous sommes démunis face à cette sensation de vide qui nous assaille parfois, toujours. A tel point qu’il aimerait « (s)e contenir sans (s)e contraindre », bref, canaliser ce vide. A moins que, lorsque l’on découvre que ce vide remplit plusieurs centaines de pages, ce ne soit justement pas un vide qui nous fait flancher, mettre un genou à terre, mais au contraire un trop-plein. Un trop-plein qui nous submerge et qui ne sait pas comment s’exprimer, comment se réaliser : comme ce « bleu » qu’est sa couleur, le bleu pâle avec lequel on représente aussi bien le ciel que les larmes. Le bleu, cette couleur inoffensive, moins agressive que le rouge, le bleu des flaques d’eau dans lesquelles on marche, dans lesquelles l’enfant saute, le bleu des bleus, des blessures visibles et qui dès que l’on appuie dessus, élancent à nouveau. Ce bleu, c’est cette eau dans lequel son visage se reflète, et avec lui toutes ses questions.

Et parmi elles, celle de l’amour. L’amour, en contraste avec la liberté ? Cet amour qui s’apparenterait justement à ce qu’il nomme cette « perte intense et douce », parce que finalement, lorsqu’on aime, on perd doucement un peu de soi, de son individualité. Mais l’auteur s’y refuse, s’agrippe à son détachement, tout en demandant pardon, pardon à sa femme et à ses enfants de les avoir abandonnés. Ses voyages sont sa bouée alors même qu’il continue à se noyer dans cet amour qui le fait vibrer, et qui l’écorche en le plaçant face à ses responsabilités. Mais comment aimer, s’il ne s’aime pas lui-même ? S’il préfère brasser le vide de la distance ? S’il ne croit pas que sa beauté tient là, dans cette contradiction, dans ce silence qu’il impose à ses proches et qu’il comble par l’écriture, par les lettres reproduites, par les mots qui figent dans le marbre ses tourments ?

Le pardon est imploré, et le lecteur voudrait bien le lui donner, même si le véritable pardon, le personnage ne peut le trouver qu’à travers le miroir de cette sensibilité.

  • Toutes nos vies de Stéphane Guibourgé, Rocher, 18.90 euros, 230 pages, 25 janvier 2016