( © MARSHALL CLARKE)
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Azar Nafisi, érudite persane, professeur d’université, auteur de l’acclamé Lire Lolita à Téhéran, se lance avec sa République de l’imagination dans un projet ambitieux : celui d’évoquer l’histoire des Etats-Unis à l’aune de sa littérature, tout en liant cette étude avec son choix personnel d’embrasser la nationalité américaine – par là même, elle nous offre un plaidoyer pour la légitimité de la fiction.

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N’importe quel lecteur assidu pourra se retrouver dans le livre d’Azar Nafisi : écrit avec une plume sensible, à l’image de ces héros américains qui préfèrent le « cœur » à la raison, il nous parle d’émois qui sont, par nature, universels. Nous avons tous tremblé pour Jean Valjean, pour Jane Eyre, pour le comte de Monte-Cristo, à Téhéran, aux Etats-Unis ou ailleurs ; et il semble que le premier but de cet ouvrage réside bien là, dans la prise de conscience de cette « République de l’imagination » qui serait composée d’une réunion invisible de multiples lecteurs partageant les mêmes aventures imaginaires et les mêmes émotions bien réelles, une « communauté inavouable » dans le territoire vague et sans frontières de la littérature. Car pour les lecteurs il faut toujours accepter de tomber dans l’autre et l’ailleurs, « un quelque part qui n’est peut-être nulle part » – le terrier du lapin d’Alice, le monde d’Oz – et dans ce monde-là, nul n’est besoin de carte d’identité, de contrôle, de voyage dangereux. L’autre monde est immédiat et son accès gratuit.

L’Amérique littéraire

Si ces considérations paraissent un peu rebattues et évidentes, Azar Nafisi les aborde sous un angle bien plus politique, lié à sa propre situation d’Iranienne exilée aux Etats-Unis, et pour qui la littérature de ce pays a été l’un des points d’appui de la formation d’une identité américaine. Le choix de demander la nationalité américaine est ainsi inséparable d’une réflexion sur ce qui constitue ce sentiment de nationalité, et qui ne peut se comprendre selon elle qu’à partir de ses ouvrages fondateurs : elle en choisit ici trois, Les aventures d’Huckleberry Finn de Mark Twain, Babbitt de Sinclair Lewis, et Le Cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers. A travers ces livres, il est question pour elle de dégager les traits principaux de l’esprit américain à travers des notions bien connues de tous, mais dont elle remotive le sens. Ainsi, il est question de liberté, d’indépendance, d’individualisme, de démocratie, de bonheur et de morale… Et si Babbitt et les solitaires de Carson McCullers sont les visages plus sombres d’une Amérique gangrenée par le mercantilisme ou le racisme, Huckleberry Finn est ici présenté comme le visage originel de l’Amérique, celle où le cœur l’emporte sur la raison et la conscience, où l’individu préfère fuir le calme du foyer et de ses « petites maisons étouffantes » pour embrasser la libre solitude des grands espaces, bâtard orphelin sans éducation mais plus « juste » que les prétendus fils de bonne famille. De là le terme d’individualisme se pare d’une toute autre coloration démocratique : l’individu ne se laisse pas noyer par la masse de la bien-pensance et du « comme il faut », ni par la norme d’une vérité unique, mais il se forge par lui-même, en écoutant son cœur, un avis personnel, et peut ainsi résister à l’aveugle puissance du groupe. Pour cela il lui faudra être toujours errant, jamais installé dans un monde où comme pour Babbit, l’environnement finit par devenir une prison dorée.

Education et citoyenneté : un combat littéraire ?

En décrivant le processus qui lui a fait aimer et comprendre les Etats-Unis et en embrasser la nationalité, Azar Nafisi se heurte alors au problème principal de son entreprise, à savoir l’attitude des Etats-Unis par rapport à leur propre littérature de nos jours et le constat alarmant qui s’en dégage. Elle revient notamment sur la réforme de l’éducation qui a vu appliquer en Amérique les « Normes communes », et appuie ainsi sur la place et la valeur que prennent à l’école la fiction et la non-fiction : la première y est en effet souvent dénigrée au profit de la seconde, c’est-à-dire au profit de ce qu’on appelle les « faits » ou textes informatifs. Ceux-ci sont considérés comme bien plus importants que ces œuvres d’imagination dont – en apparence – rien n’est « vrai », et dont les histoires farfelues ne doivent pas farcir la tête de nos enfants ; en revanche, il faut avoir une bonne connaissance des chiffres, des événements, des noms, des données, et cela seul peut être utile.

En décrivant le processus qui lui a fait aimer et comprendre les Etats-Unis et en embrasser la nationalité, Azar Nafisi se heurte alors au problème principal de son entreprise, à savoir l’attitude des Etats-Unis par rapport à leur propre littérature de nos jours et le constat alarmant qui s’en dégage

Cette attitude est soulignée par le mépris général accordé aux « humanités » (littérature, philosophie, sciences sociales) quand tout ce dont un pays devrait avoir besoin, ce sont d’économistes et d’ingénieurs… Quelle importance d’étudier « Shakespeare et les autres » ? Surtout, évitons toute interprétation hasardeuse… L’intérêt principal du travail d’Azar Nafisi est ainsi de secouer ces préjugés antilittéraires pour souligner le danger d’une telle attitude, plus dangereuse et insidieuse qu’une tyrannie directe peut-être : à perdre le secours des livres (pensons à Fahrenheit 451 !) plus personne ne sait pourquoi il faudrait se battre. La fiction « plus vraie que le réel » car elle est universelle nous permet de se forger un avis nuancé et motivé, car dans le territoire ouvert de la littérature, même les « méchants » ont le droit de parole… Le « cœur » seul, armé de sa si dangereuse, sa si terrible subjectivité, demeure seul tribunal de leurs actions, et capable en cela d’un vrai geste citoyen, celui du choix. La littérature est en ce sens fondamentalement un espace démocratique – espace d’expression libre qu’ont toujours redouté les tyrans de toutes les époques, comme en témoigne l’expérience personnelle d’Azar Nafisi et de ses camarades en Iran, pour qui les livres étaient le seul refuge… Ainsi, se demande l’auteur, « pourquoi les tyrans comprennent-ils mieux les dangers de l’imagination démocratique, que nos décideurs politiques n’en apprécient la nécessité ? » Aurait-on perdu cette conscience pour de bon ?

La somme impossible

Si cette parole m’apparaît aujourd’hui nécessaire et urgente, je m’interroge cependant sur la forme qu’utilise Azar Nafisi pour évoquer ces questions ; car si celle-ci se veut politique, elle reste cependant éminemment académique d’un côté, et de l’autre, presque inachevée. Le sentiment qui me saisit est celui d’une entreprise courageuse et avec laquelle je ne peux sur le fond qu’être d’accord, sans restriction ; mais le premier chapitre sur Huckleberry Finn notamment s’égare un peu, en tentant de nouer dans un même souffle des considérations sur le livre lui-même avec le récit du changement de nationalité d’Azar Nafisi, ainsi que l’évocation de sa grande amie Farah et de leur lutte commune en Iran. L’ensemble semble se regrouper autour des thèmes centraux de l’identité et du foyer, mais s’écrit également sous une forme d’écriture de l’échec où l’auteur revient sans cesse sur ses difficultés à rédiger ce premier chapitre, ses longues discussions sur le sujet avec son amie Farah et avec son éditrice – celle-ci lui reproche notamment un travail « trop académique, c’est-à-dire trop abstrait ». Pour moi l’ouvrage est en même temps trop ou pas assez académique : il n’est ni une analyse complète et satisfaisante des œuvres proposées (mais le but n’est sans doute pas là), ni une réflexion assumée sur la politique américaine, ni un récit personnel d’une émigrée iranienne, mais bien un peu tout cela à la fois – ce qui n’est pas en soi un problème, mais qui me laisse avec un sentiment d’insatisfaction. De nombreuses fois, Azar Nafisi se plaint de ne pas savoir comment écrire ce livre, et nous peinons avec elle à la recherche d’une forme qui ne se dessine que péniblement. Et malgré le ton très sensible et honnête avec lequel l’auteur se lance dans cette démarche, perce sous le sentiment une certaine forme de didactisme qui fait parfois perdre à l’ensemble sa fraîcheur…

Ces réserves n’empêchent pas de souligner l’importance d’un tel discours non seulement aux Etats-Unis mais aussi en France, où les filières littéraires sont bien trop souvent dénigrées comme « inutiles » et reléguées au rang de la perte de temps, alors qu’elles doivent être et rester vitales pour la constitution de l’individu, au risque de ne trouver au prochain choc politique plus aucun citoyen capable de penser par lui-même. Ironiquement, Azar Nafisi souligne elle-même l’impossibilité de son livre : « ce qu’il y a de déconcertant, entre autres choses, quand on écrit sur la grande littérature, c’est qu’en réalité li n’y a rien à dire : tout est déjà dans l’œuvre elle-même », avoue-t-elle dans son épilogue. L’appel est clair, et réconcilie avec l’ouvrage : la démarche à présent appartient à tout un chacun.

  • La République de l’imagination, Azar Nafisi, JC Lattès, 22 € 50, 300 pages, mai 2016