Trigger Warning (lingua ignota) fait partie des premiers textes, très remarqués, du jeune auteur Marcos Caramés-Blanco. Spectacle choral sous forme de scrolling nocturne sur les réseaux sociaux, cet ovni frappe, bouleverse, déconcerte et fait mouche. Une découverte orchestrée par Maëlle Dequiedt (Cie la Phenomena) au toujours excellent Théâtre Paris-Villette.

« Vous avez une nouvelle notification »

L’intégralité du texte est comme une immense voix didascalique relatant les actions machinales réalisées avec nos téléphones.

Trigger Warning nous met en présence du personnage de Zed, 16 ans, « genderfucked, piece of trash », comme elle se décrit sur sa bio Instagram. Elle, ou iel ? « Pronom : bitch », précise la bio. L’incroyable comédien Lucas Faulong, en legging cycliste, t-shirt oversize et perruque blonde, tue sa nuit d’insomnie en errant sur ses réseaux, d’Instagram à Whatsapp et Twitter. Zed ne parle pas, du moins pas directement : l’intégralité du texte de Marcos Caramés-Blanco est comme une immense voix didascalique relatant les actions machinales réalisées avec nos téléphones, décrivant les interfaces familières comme de nouveaux objets dignes d’attention et de détail. S’y entremêlent les conversations avec des anonymes à la recherche d’une drague virtuelle, le livestream, les échanges de messages avec les amies, les séances de « questions-réponses » très en vogue sur Instagram, les extraits de vidéos Youtube ou le scroll interminable des publications Twitter.

J’avais découvert ce texte en lecture à Théâtre Ouvert, dans une version très sobre au pupitre, qui donnait la part belle à cet entremêlement de voix typique de nos vies ultra connectées. J’étais très curieuse, et presque anxieuse, de voir ce que la mise en scène pouvait apporter de plus à cet objet déjà si saisissant. Comment ne pas tomber dans la littéralité de l’écran, que la lecture donnait déjà à voir de manière presque trop concrète ? Comment donner corps à ces voix virtuelles, narratives, sans appauvrir la force du propos ?

Le monde à l’envers

“Y’a plus personne qui dort dans ce pays !”

Pari réussi haut la main pour Maëlle Dequiedt qui multiplie les manières d’intégrer ces voix au plateau, en ne tombant jamais dans un dispositif répétitif. Pour la plupart portées par la comédienne Orane Lemâle, impressionnante dans cette partition très technique, toutes les notifications sont autant de petites piqûres de rappel qui sont à la fois un harcèlement continu pour Zed, et l’oxygène dont elle a besoin pour peupler sa nuit d’insomnie. Et si le texte parle beaucoup des liens entre le virtuel et le réel, puisque techniquement au plateau il ne se « passe » rien, tant de drames insoupçonnés transitent pourtant par ce petit objet vitrifié et viennent aboutir devant nous, et crisper nos membres, et bloquer la respiration, et mouiller les yeux. A la première lecture à Théâtre Ouvert, un homme assez âgé s’était tourné vers sa petite-fille en demandant : « mais toi aussi, tu fais ça la nuit ? » Tout est là : « ça », tout ça, ces événements, ces appels à l’aide parfois lancés au hasard, ces tutos de maquillage en direct, ces scandales qui se répandent à la vitesse de la lumière. Tout ce monde à l’envers de la toile géante qui nous englue de fascination et éloigne le sommeil. « Y’a plus personne qui dort dans ce pays ! », rigole Bae, amie drag de Zed en plein tuto rouge à lèvres à 4h45, en voyant les 900 personnes qui la suivent sur son live.

(c) Emile Zeizig

Le palais des miroirs

Si ce drame se passe dans les limbes d’internet, il est bien réel pour le corps qui le reçoit.

Le dispositif scénique, extrêmement technique et maîtrisé, met évidemment au centre le lit, non-lieu et huis-clos de ce drame virtuel où nous voyons pendant une heure Zed vivre, danser, chanter, avoir peur. Car si ce drame se passe dans les limbes d’internet, il est bien réel pour le corps qui le reçoit : et par ce biais on touche alors aux sujets du harcèlement et de la pédopornographie, et à toute la violence que reçoivent les femmes lorsqu’elles s’exposent sur les réseaux sociaux. La séquence de questions-réponses sur Instagram est particulièrement glaçante. Et la relation qui unit Zed à son téléphone est évidemment une relation liée à l’image : essayer de reproduire les images d’Ariana Grande vues sur Instagram, écouter des vidéos de femmes dénonçant enfin leur viol, jouer avec le feu en discutant avec des « daddys » attirés par son look androgyne de femme fatale garçon.

L’écran de téléphone où se passe intégralement le drame explose sur l’intégralité du plateau.

Des écrans blancs au format vertical descendent régulièrement pour englober les comédien·nes dans leur cadre ; parfois l’écran du fond projette des lignes de notification, un message non lu, ou encore une très belle vidéo de Zed en noir et blanc, à l’esthétique léchée. Mais cette utilisation reste parcimonieuse ; l’écran de téléphone où se passe intégralement le drame explose sur l’intégralité du plateau, se disséminant dans tous les différents codes utilisés par Maëlle Dequiedt pour mettre en corps les situations de domination, de pouvoir, de chantage mais aussi de douceur. Et le corps de Lucas Faulong, prenant le lit pour scène, dynamite cet espace de double enfermement de la chambre et du portable en se cognant presque aux murs avec sa rage noire, une forme d’indifférence crâne qui nous emporte le cœur.

Un travail splendide de Maëlle Dequiedt et son équipe, d’une précision redoutable, un véritable fil tendu qui nous laisse en haleine et remués. Impossible de ne pas se reconnaître dans cette relation d’amour-haine à ces bien trop séduisants objets de communication, et impossible aussi de ne pas céder à la grâce de Lucas Faulong, oiseau triste et Pierrot lunaire échoué sur les rives de l’adolescence.

  • Trigger Warning (lingua ignota), texte de Marcos Caramés-Blanco, mise en scène de Maëlle Dequiedt, à voir au Théâtre Paris-Villette jusqu’au 3 juin.

Crédit photo : (c) Emile Zeizig