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( Julien Bernard – DR/MÉTAILIÉ )

Dans son dernier ouvrage, La concurrence des sentiments,  paru chez Métailié, Julien Bernard entreprend une passionnante sociologie des émotions, en s’interrogeant notamment sur la dynamique au coeur de ce qu’il nomme la “fabrique sociale” des émotions. Zone Critique se penche sur le sujet. 

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Grâce aux avancées de la neurobiologie, la réhabilitation de l’affectivité qui est dans l’air du temps depuis trois décennies donne lieu, selon le philosophe Michel Lacroix, à « une anthropologie nouvelle » qui envisage l’émotion « comme une alliée de la raison. Dans notre nature profonde, déclare-t-elle, nous sommes Homo sentiens autant qu’Homo sapiens »1. Depuis le tournant émotionnel qui se dessina à l’aube du XXIe siècle, on note même une intensification de l’intérêt pour les émotions dans l’édition française, avec pléthore de publications sous la plume de traducteurs et chercheurs qui se passionnent pour ce sujet remis au goût du jour par les sciences cognitives. La sociologie, comme tout autre discipline universitaire, n’y échappe pas. Après Croquemort. Une anthropologie des émotions (Métailié, 2009), Julien Bernard propose cette fois-ci une passionnante sociologie des émotions après avoir coordonné, il y a deux ans de cela, un numéro de la Revue Terrains/Théories sur cette thématique.

La complexité d’un tel sujet provient avant tout de la nature même de l’émotion. On peut la définir comme une manifestation hétérogène aux dimensions multiples (biologique, psychologique et sociale), un phénomène tantôt universel, tantôt idiosyncrasique ou contextualisé, singulier ou pluriel (en constellation, dira-t-on), avec une grande variabilité dans l’intensité et les effets sur le corps, avec ou sans objet, orienté vers l’action ou pas, autocentré ou hétérocentré, normal ou pathologique, etc. A cela s’ajoute la manière de percevoir les émotions qui varie selon les prismes utilisés et selon l’intérêt de l’observateur, comme je l’ai démontré ailleurs avec le cas de l’empathie. 2 Qui plus est, « notre manière de juger des émotions peut souvent être influencée par notre histoire, nos groupes d’appartenances, nos cultures. » (p.13). La difficulté s’accroît lorsqu’il s’agit de « définir un objet souvent enferré dans des séries d’oppositions – nature/culture, individu/société, passion/raison… –qui structurent les discours ordinaires et savants » (p.13) et plus encore lorsqu’il faudra se garder de se laisser influencer par la subjectivité de son sujet au moment de l’analyse.

Dans sa contribution à Mémoire et émotions (2016), Denis Peschanski nous rappelle qu’un néologisme avait été créé dans les années 1980 par Peter et Carol Stearns pour designer un champ qui explore « les attitudes ou les standards qu’une société maintient envers les émotions de base et leur expression appropriée » : l’émotionologie. 3 Dans une certaine mesure, l’essai de Julien Bernard y contribue puisqu’il analyse la dynamique au cœur de la « fabrique sociale » (p.17) des émotions qui peuvent avoir un rôle d’adjuvant (ciment social) ou d’opposant (matière à conflit). Cette dynamique s’exprime dans le « décalage entre l’éprouvé et l’exprimé » (p.26), dans la tension entre le déterminisme social et l’état subjectif des individus, voire dans l’interaction entre émotions et cognition puisque « socialement, est émotion ce qui est désigné comme émotion » (p.41).

Après un éclairage sur toute cette complexité, Julien Bernard examine la sphère du privé (la cellule familiale, le travail émotionnel, le domaine conjugal, la séduction, la place de l’enfant, le rapport à la mort) avant de traiter le cœur de l’ouvrage : la fabrique sociale des émotions. Ces dernières peuvent être tour à tour dictées par des normes, « par l’état du collectif dans lequel se trouve l’individu » (p.94), par le fruit d’une interaction groupale suite à un mécanisme de modulation. En définitive, « le groupe produit des émotions collectives (individuellement vécues) qui instituent des normes, lesquelles, par la suite, instituent le sens de la normalité et donc les émotions qui s’y rapportent (les émotions morales). » (p.97)

Une grammaire des sentiments

Cette « grammaire des sentiments » , ces « règles permettant l’expression et la compréhension » des émotions (p.130), est un enjeu social important, puisque son contrôle assurerait, dans le meilleur des cas, l’harmonie (par exemple, dans les relations de soin), sinon l’instrumentalisation des individus afin de provoquer des émotions morales comme l’indignation ou de remuer les passions comme le déclenchement de la haine ou la liesse populaire. Non seulement sujettes à des influences externes, les émotions « peuvent avoir, en elles-mêmes, une dynamique particulière » (p.158) et se transformer afin d’être plus acceptées sur le plan des relations sociales. L’auteur indique à titre d’exemples que l’indignation et la juste colère sont plus acceptables que le mépris ou la haine.

Ces recherches passionnantes et l’admirable synthèse qu’en fait Julien Bernard pourraient remettre au goût du jour la nécessité d’enseigner les compétences socio-émotionnelles dans les programmes de l’Education nationale en mettant l’accent sur l’intelligence émotionnelle

Ces recherches passionnantes et l’admirable synthèse qu’en fait Julien Bernard pourraient remettre au goût du jour la nécessité d’enseigner les compétences socio-émotionnelles dans les programmes de l’Education nationale en mettant l’accent sur l’intelligence émotionnelle comme une des intelligences multiples qu’il conviendrait d’évaluer au même titre que les capacités d’analyse et de réflexion. A fortiori parce qu’elle devient un outil professionnel très recherché : « Aujourd’hui, c’est encore une fois par le recours à l’idée d’ “intelligence émotionnelle”, qui consiste à prendre conscience de son état et le canaliser […] et comprendre et réguler les émotions du collectif de travail […], que les entreprises cherchent à mobiliser “positivement” la subjectivité des travailleurs. » (p.165)

Dans la cinquième partie consacrée à la gouvernabilité (c’est-à-dire aux « marges de manœuvre des gouvernants », p.178) et à l’énergie émotionnelle qui « fait l’objet de canalisations, de réactivations, ou de transformations » (p.168), l’analyse qui est faite de l’instrumentalisation des émotions est de nature essentiellement politique. Au-delà du bref parcours diachronique de l’émotion dans l’histoire évoqué dans le dernier chapitre de La concurrence des sentiments, il eût été judicieux d’analyser en point d’orgue ce véritable culte voué aux émotions qui submerge la société contemporaine et de voir si la mercatique n’y tient pas un rôle prépondérant en jouant sur la gamme de l’hyperémotivité (bien qu’une brève allusion à la publicité soit faite dans la conclusion).

Pour conclure, gardons-nous d’oublier que si les avancées neuroscientifiques parlent essentiellement aux neurotypiques et font avancer la recherche en sociologie, elles reposent en partie sur les cas médicaux de patients neurodivergents, mutilés ou représentant des anomalies anatomiques, sinon cognitives. 4 En d’autres termes, le lien entre absence d’émotion et handicap social n’est visible que dans l’étude de sujets neurodivergents pour produire des conclusions dans lesquelles ces derniers pourront guère se reconnaître.

  • La concurrence des sentiments : une sociologie des émotions, Julien Bernard, Paris : Métailié, 256 p. , 20EUR, 2017

Notes

1 M. Lacroix, Le culte de l’émotion (Paris : Flammarion, 2001), 9.

2 Jean-François Vernay, « Les bons usages de l’intelligence empathique au sein de l’institution scolaire », (In Logiques
disciplinaires versus Pensée complexe ?) Dialogue 164 (avril 2017), 52-55.

3 Lire le chapitre 5 de Denis Peschanski in Francis Eustache (dir.), Mémoire et émotions (Paris : Le Pommier, 2016).

4 Voir à cet effet les livres de Antonio Damasio et Norman Doidge.