À l’occasion de la parution, chez Honoré Champion, de Paul Claudel et les Pères de l’Église, par Dominique Millet-Gérard, Zone Critique prend à contre-courant la rentrée littéraire et dresse le portrait d’une œuvre dont l’importance, à tous égards, n’a d’égale que la densité de l’indifférence où, depuis de trop nombreuses années, elle attend silencieusement qu’on lui accorde enfin l’audience méritée. À l’heure de toutes les redécouvertes, à l’heure où le moindre gratte-papier de troisième zone, hier oublié, est aujourd’hui célébré à l’égal des plus grands, il serait temps que les entrepreneurs d’exhumations se penche sur « le plus gros paquet de mer poétique que nous ayons reçu depuis Hugo », selon Thibaudet.
« Mon Dieu, dérobez-moi à la vue de tous les hommes, que je ne sois plus connu d’aucun d’eux »
(P. Claudel, Cinq Grandes Odes)
Le dernier poëte
La poësie chrétienne semble s’être à peu près tue en l’an 1955, à l’instant précis où Paul Claudel rendait à Dieu sa dernière expiration. Après quoi l’on put croire que l’Inspiration, capricieuse soudain, ne désirait plus inhabiter le monde ; ou plutôt pouvait-on l’imaginer alors, scandaleuse et solitaire, perambulant les espaces stériles d’une humanité qui se prenait elle-même à la gorge afin d’éviter toute velléité de vaste chant, désespérée de ne trouver plus aucune bouche heureuse de l’accueillir. On la chassait comme un moustique intempestif, dès lors qu’elle s’approchait d’une glotte toute occupée à n’entresiffler plus que d’inaudibles soupirs insignifiants. Résignée, l’Inspiration finit par se réfugier, comme le diable de Leconte de Lisle, « sur un pic hérissé de neiges éternelles » (La Tristesse du diable), trémulante entre ses deux ailes trop immenses désormais pour les petites ambitions gastro-poétiques de l’humanité qu’elle observe, nostalgique, s’échanger à ses pieds d’infimes formules où elle ne prend plus aucune part. Depuis la mort de l’auteur des Cinq Grandes Odes, elle attend, immobile, d’aspect maintenant terrible aux regards de tous ceux qui, s’en devinant indignes, n’espèrent rien moins que la fin de son exil. On l’examine de loin, toujours, mais avec un éclat de dégoût au coin de l’œil, et une haleine de dédain entre les lèvres : qu’elle ne vienne donc plus se mêler de notre verroterie minuscule et nous laisse, sereinement, à nos travaux d’aiguilles, parmi cet univers devenu muet par notre faute ! Aussi convenait-il, par voie de conséquence, que Paul Claudel fût désestimé massivement par un si mauvais temps, où les maîtres ont pour noms Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy ou Pascal Quignard. Ceux de Claudel étaient Virgile, Grégoire le Grand, saint Augustin et saint Thomas, Bossuet et Rimbaud. On comprend tout de suite qu’il y ait disconvenance entre les orchestres intérieurs d’un tel homme, et les orphéons orphelins de nos versificateurs contemporains, qui peinent même à coaguler sur la page les quelques syllabes de leur néant.On comprend tout de suite qu’il y ait disconvenance entre les orchestres intérieurs d’un tel homme, et les orphéons orphelins de nos versificateurs contemporains, qui peinent même à coaguler sur la page les quelques syllabes de leur néant.
La poësie de Claudel n’a pas grand-chose à dire à tous ceux qui sont contraints de la prendre de haut pour s’en pouvoir estimer supérieurs ; elle a, en revanche, des fastes infinis à offrir à celles et ceux qui auront l’humilité de lever les yeux vers les sommets sublimes d’où, même lorsqu’elle s’amuse et fait l’enfant, elle ne descend jamais. « Je regarde toutes choses, écrivait-il dans la seconde de ses Odes, et voyez tous que je n’en suis pas l’esclave, mais le dominateur ». Pas question de murmurer à l’oreille des sourds d’infirmes phrases où l’on veut formuler la fragilité et la fugacité de l’insignifiant. Claudel est le poëte de toute la Création, à laquelle il accorde son instrument, symphonique par la force des choses ; en son œuvre se répercute l’écho continuel de tout l’univers qui, par elle, devient connu, ou du moins connaissable : « Salut donc, ô monde nouveau à mes yeux, ô monde maintenant total !/ Ô credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique !/ Où que je tourne la tête / J’envisage l’immense octave de la Création ». On ne saurait être, sur ce point, plus explicite que celui qui s’explique ainsi dans Religion & poésie : « Vous ne comprenez pas une chose, vous n’avez aucun moyen de vous en servir convenablement, si vous ne comprenez pas ce qu’elle était appelée à signifier et à faire, si vous ne comprenez pas sa position, dans la communauté générale des choses visibles et invisibles, si vous n’en avez pas une idée universelle, si vous n’en avez pas une idée catholique ». Le monde est, à la lettre, une Symphonie, c’est-à-dire un indissoluble concert d’êtres qui tous consonent les uns les autres, et dont il est impossible d’apprécier pleinement la note sans savoir exactement où celle-ci se situe au sein du vaste contrepoint d’ensemble. Sa fonction, ainsi qu’en musique, demeurerait indiscernable sans cette circonspection exhaustive. Mais n’anticipons pas et tâchons de remonter à la source d’où, sur la vallée parfois étroite des lettres françaises, cette œuvre torrentielle, dont les eaux tombent directement du ciel en cataractes. Or, cette source est bifide : d’un côté c’est, bien sûr, le Christ et son corps, l’Église catholique, à qui il se convertit, l’histoire est célèbre, un soir de Noël 1886 ; de l’autre, c’est Arthur Rimbaud, dont il découvre l’œuvre au même moment à peu près, qui sera pour lui séminale.
Claudel & Rimbaud
Car, il le faut dire une fois pour toutes, Claudel est un Rimbaud qui n’a pas échoué – comme l’on parle d’une baleine échouée sur un rivage où le soleil finit par la dessécher vivante, et qui meure de ne pouvoir retrouver la mer « allée avec le soleil », je veux dire l’Éternité. Claudel est un Rimbaud avec le Christ, dont l’œuvre commence là où s’arrête celle du mystique sauvage qui ne sut jamais s’élancer hors des silves labyrinthiques où, génie hagard au bord toujours de s’égarer, il désespérait de ne trouver que des arbres morts. Claudel est un Rimbaud qui est enfin entré aux « splendides villes » ; et les imbéciles que ne saisit point une si visible parenté sont par moi bien nommés : il est si facile de se complaire à ne rien comprendre… L’œuvre de Rimbaud, si fulgurante, si fuyante par bien des côtés, qui l’emportèrent en 1880 jusqu’au fond de l’Afrique fumante et funèbre, est une œuvre de si haut tombée sur son auteur qu’effrayé, il préféra s’enfuir au bout du monde plutôt que d’affronter le terrible travail qui aurait dû être le sien afin d’apprendre, si j’ose dire, à maîtriser l’abandon de ses facultés. « C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense ». Il le savait bien, celui qui souffrit tant de maux afin de « posséder la vérité dans une âme et un corps », celui qui désirait ardemment de savoir enfin recevoir « les influx de vigueur et de tendresse réelle », – il le savait bien, ce fait si simple que la poësie n’est jamais sans une invocation du poëte par cette Voix en lui-même qui est plus que lui, et l’attire et l’attise. Il savait bien que, pour voir ses facultés s’embraser, il fallait qu’un Autre soufflât dessus qui « nous a connus tous et nous a tous aimés ». Hélas, l’âme de Rimbaud, hautement inflammable, était aussi combustible infiniment ; elle ne pouvait brûler sans, au contraire du Buisson de l’Exode, menacer à tout instant de se consumer. Le poëte adolescent et incandescent sait bien ce qu’il veut dire, il sait même qu’il n’y a qu’une seule chose à dire : Dieu. Mais alors, cette vérité à peine digérée, assimilée comme l’on assimile une substantielle bouchée ruminée durant trop peu d’années, son immensité s’impose à lui au moment même où son évidence le transperce de part en part. Ainsi, stupide soudain, Rimbaud fait une question vers le haut : « la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ? ».
Car, il le faut dire une fois pour toutes, Claudel est un Rimbaud qui n’a pas échoué – comme l’on parle d’une baleine échouée sur un rivage où le soleil finit par la dessécher vivante, et qui meure de ne pouvoir retrouver la mer « allée avec le soleil », je veux dire l’Éternité.
La Charité n’est autre que le nom de Dieu, comme le rappelle par exemple saint Jean, qui écrivait que « Deus caritas est : et qui manet in caritate, in Deo manet, et Deus in eo » (I Jn, IV, 16) ; et la mort, pour le poëte, l’homme dont la vie est enverbée toute entière, ce ne peut être rien d’autre que le mutisme, l’imposé silence d’une âme qui voit surgir devant elle l’exigence infinie de son nouvel unique objet. Rimbaud avait alors pris conscience, pleinement, de ce qu’il ne faisait, auparavant, que pressentir, dans une intuition gracieuse déjà mais qui devait encore se rejoindre ; et lorsqu’enfin il vit, ce fut pour être saisi au même instant par une science très exacte de la distance abyssale qui le distinguait de « la vision de la Justice », qui est « le plaisir de Dieu seul ». À vingt ans, le prodigieux alchimiste est foudroyé, et son verbe ne se relèvera pas ; car il comprend que, à moins de demeurer en Dieu par la grâce du Christ, il n’est aucun moyen d’être « absolument moderne », c’est-à-dire d’atteindre à la mesure (modus) ou la proportion absolue, celle qui marque le Lieu d’où, seulement, une parole adéquate à la Parole peut prendre naissance.
Au moment même où, pleinement, il se met à entendre ce que, selon une formule de Claudel, le choses « veulent dire », et il faut bien comprendre ici que ce sont les choses mêmes qui ont quelque chose à nous dire, car elles nous sont, toutes, adressées par Celui qui les composa dans Sa Création ; à ce moment précis, Rimbaud ne parvient plus à trouver les mots. La paganerie verbale lui paraît désuète ; il la ressent inapte à l’expression neuve, entièrement inouïe, que requière le monde nouveau, déployé sous ses yeux et bruissant à ses oreilles. « Je comprends, écrit-il, et ne sachant m’expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire ». De fait il se taira, faute d’avoir su, ou d’avoir voulu, jeter complètement les paroles païennes, à quoi naguère son génie pouvait encore se chauffer, et se jeter, corps et âme, entre les bras, ouverts pourtant, de la Parole catholique. Comme Jérémie, il eût pu s’écrier alors : « Factus est in corde meo quasi ignis exaestuans, claususque in ossibus meis, et defeci, ferre non sustinens » (Jr, XX, 9). Et c’est, précisément, sur ce silence contraint que viendra s’anter ce rameau qu’était le jeune Paul Claudel, dont le développement sera celui d’un chêne à la ramure infinie.
L’auteur de Tête d’or, de même que Rimbaud, commença par proférer des paroles païennes, et ce n’est certes pas en vain que les Cinq Grandes Odes, sans doute la plus haute clamation poëtique chrétienne de son siècle, s’inaugure par une invocation aux neuf Muses qui, peu à peu, tandis qu’avance l’œuvre, s’abolissent dans la Muse qui est la Grâce, contre laquelle il lutte tout d’abord, cependant et jusqu’au dernier épode où l’on croirait entendre parfois Rimbaud lui-même. « Va-t’en ! Je me retourne désespérément vers la terre ! », s’écrie le poëte ; ou encore : « Vainement ! tu ne me consumeras point !/ Vainement ! plus tu m’appelles avec cette présence de feu et plus je retire en bas vers le sol solide ». Mais Claudel, au contraire de Rimbaud, ne s’enfuit pas, il demeure, il insiste en cette présence de feu et confesse : « Jadis j’ai connu la passion, mais maintenant je n’ai plus que celle de la patience et du désir / De connaître Dieu dans sa fixité et d’acquérir la vérité par l’attention et chaque chose qui est toutes les autres en la recréant avec son nom intelligible dans ma pensée ». Tout, alors, pouvait commencer en vérité. Et tout commence, aussi, par une fuite, mais une fuite civilisée : Claudel, diplomate, est nommé à New-York, à Boston, puis enfin à Shanghaï ; il fait le tour du monde, car il ne peut se satisfaire de moins que de la planète toute entière, de l’univers exhaustivement arpenté. Son désir « est d’être le rassembleur de la terre de Dieu », car il se sait porteur de la parole en quoi toutes choses doivent colloquer, afin que soit exprimé, dans le monde, le Sens même du monde – afin que puisse résonner explicite, audible et compréhensible, l’immense harmonie de la Création, où toute chose a sa partie à faire entendre. De Rimbaud, Claudel apprend à faire sonner la langue française comme une symphonie : tout peut et tout doit concourir à cette tâche haute qui est, adamique, celle du poëte ; et qui consiste à donner à toute parcelle du monde, visible et invisible, le nom unique qui est enfoui en elle, et qui ne déploie sa propre signification qu’au sein de la syntaxe universelle.De Rimbaud, Claudel apprend à faire sonner la langue française comme une symphonie : tout peut et tout doit concourir à cette tâche haute qui est, adamique, celle du poëte ; et qui consiste à donner à toute parcelle du monde, visible et invisible, le nom unique qui est enfoui en elle, et qui ne déploie sa propre signification qu’au sein de la syntaxe universelle.
De Rimbaud, Claudel apprend que le monde est lisible, qu’il est même intelligible (lisible au-dedans), ce qui signifie qu’il est configuré à l’homme qui, même au plus profond des plus sauvages contrées, n’est jamais seul ou du moins n’est jamais seulement un étranger ; toujours les choses sont-elles à lui adressées, et lorsque le pauvre Camus osait parler du « silence déraisonnable du monde », il ne faisait là qu’avouer, implicite, son épouvantable surdité. De Rimbaud, Claudel apprend que le monde est plein d’une concertante clameur raisonnable dont le poëte a pour tâche de recueillir le sens afin d’être, littéralement, le porte-parole d’une création qui, sans lui, bavarderait dans le vide : à la note que toute chose exprime, il doit répondre ou mieux, correspondre, puisque la poësie jaillit au lieu exact où, précisément, sa parole coïncide avec la provocation de l’objet, – car elle n’est, au fond, rien d’autre que la manifestation la plus exacte de la vérité, adæquatio intellectus et rei. Mais, de tout cela, rien n’est force vive hors du Christ, qui seul donne « le lieu et la formule » de l’universelle composition, car « le Verbe de Dieu est Celui en qui Dieu s’est fait à l’homme donnable », et « la parole créée est cela en qui toutes choses créées sont faites à l’homme donnables », comme on le peut lire dans les Cinq Grandes Odes.
Un écrivain dans l’Église
Voici la seconde source, principale, de l’œuvre claudélien, celle-là même dont les eaux océaniques lui permirent de vérifier l’intuitive science rimbaldienne, et de l’élever aux vastes espaces de sa propre vérité, où le vagabond génial des alchimies verbales n’avait pas su l’exhausser. Le monde devant lui demeure muet, tant que le poëte ne l’a pas entendu se colliger tout entier dans son Principe ; ce que, seule, permet de comprendre cette disposition d’âme que l’on nomme religieuse, de ce recueillement qui est aussi une relecture (religare et relegere), mais que l’on peut dire, en grec, logique – puisque « dire », λέγω, c’est dans cette langue aussi « rassembler, trier, ordonner ». La poësie est la véritable et la plus profonde logique. De là, écrit par Claudel en 1907, L’Art Poétique, qui a de quoi dérouter les ignorants pour encore d’interminables décennies. Toute poësie véritable est, en effet, religieuse, en ceci qu’elle est une parole où s’exprime la vérité des choses qui n’est jamais dans leur considération séparée, pour elles-mêmes, mais au contraire dans le regard porté