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Zone Critique vous propose un grand entretien avec l’académicien René de Obaldia, qui vient de faire paraître chez Grasset l’ouvrage Perles de vie. Né en 1918 à Hong Kong d’un père diplomate panaméen et d’une mère française, René de Obaldia est l’arrière-petit-fils du président de la République du Panama. Il est connu pour son recueil de poèmes les Innocentines et pour son théâtre, notamment Genousie et Du vent dans les branches de sassafras, montée en 1964 avec Michel Simon.

Perles de vie

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Votre dernier ouvrage, Perles de vie, est un recueil de citations que vous avez glanées tout au long de votre vie. Elles sont très diverses : sérieuses, graves, profondes ou comiques, absurdes… Sur quels critères les avez-vous sélectionnées ?

Ces citations vont en effet de Tchouang-Tseu à Woody Allen. Alors que je déjeunais avec mon éditeur, Olivier Nora, certaines pensées et maximes me venaient à l’esprit, comme la formule de Chesterton que j’aime beaucoup : « Les anges volent parce qu’ils se prennent à la légère ». Olivier Nora a trouvé cela épatant et m’a demandé si je connaissais d’autres citations de ce style. J’en avais effectivement d’autres qui se trouvaient compilées dans mes carnets de travail. J’ai donc fait des recherches pour retrouver ces citations que j’avais notées pour moi-même, sans jamais penser à les publier un jour, et c’est ainsi que j’ai pu réunir en l’espace de cinq à six mois de travail une centaine de maximes, de différents registres, assez singulières et qu’on ne connaît pas beaucoup.

Votre livre a le mérite de ne pas être cloisonné par thèmes. Il n’y a pas réellement de fil directeur, on pioche ce qu’on veut, entre des citations sur de grands sujets comme la naissance, l’âge, la mort, l’amour, la poésie, la transcendance ; et d’autres plus légères. Le livre a-t-il été pensé comme cela ?

Tout à fait. Le sous-titre est d’ailleurs : Précis de sagesse portative. C’est pourquoi j’ai demandé que le format du livre ne soit pas trop grand pour qu’on puisse le mettre facilement dans son sac ou sa poche, si bien qu’on peut le sortir dans le train ou le métro. Selon son humeur, on peut tomber sur une maxime qui nous donne à réfléchir, nous amuse ou nous interroge.

Certaines citations sont même tout à fait obaldiennes. Exemple : « Ah ! Ah ! dit don Manuel en portugais » (Alexandre Dumas) ou celle de Kafka : « J’ai peu de choses en commun avec moi-même ». Par ces citations diverses, on peut en apprendre beaucoup sur vous (vous poussez d’ailleurs l’autodérision jusqu’à vous citer vous-même) mais elles peuvent se lire également indépendamment de votre œuvre.

Cette citation de Kafka nécessite une explication. J’ai été très frappé de lire cette phrase dans son journal. C’est quelque chose qui m’a vraiment interpellé, comme on dit de nos jours. Je suis toujours ébaubi d’être né, pour commencer, et ensuite d’être Obaldia. Qui est vraiment cet Obaldia ? J’ai reçu de nombreuses critiques tout au long de ma carrière, la plupart du temps généreuses, mais je crois que c’est Jérôme Garcin qui a le mieux compris ce questionnement quand il dit : « Obaldia est le spectateur incrédule d’une pièce qu’il n’a pas écrite, mise en scène à son insu et dont il joue le rôle-titre : sa vie ». Je pense que cela résume bien l’état d’esprit que je porte en moi-même depuis longtemps.

On en apprend également plus sur vos lectures ou vos voyages, par la diversité des auteurs ou des proverbes cités, ce qui fait la grande richesse de ce recueil. On y trouve ainsi des proverbes bantous, chinois, indiens…, qui mettent en lumière ce côté cosmopolite qui vous caractérise.

Oui, tout à fait.

Pourquoi avoir choisi de mettre cette citation de Kafka en préambule que, d’ailleurs, vous avez prononcée lors de votre discours de réception à l’Académie française ?

« Nous sommes vraiment abandonnés comme des enfants perdus dans la forêt. Quand tu es devant moi et que tu me regardes, que sais-tu des souffrances qui sont en moi et que sais-je des tiennes ? Et si je me jetais à tes pieds en pleurant et en te parlant de moi, que saurais-tu de plus que ce que tu sais de l’enfer, quand quelqu’un te raconte qu’il est brûlant et terrible ? Ne serait-ce que pour cela, nous devrions, nous autres hommes, être les uns devant les autres aussi respectueux, aussi pensifs, aussi aimants que devant les portes de l’Enfer. »
Cette citation est issue également de son journal et m’a beaucoup frappé quand je l’ai lue la première fois. Je la trouve merveilleuse et terrible et en même temps d’une grande humanité. J’ai une certaine admiration pour Kafka, d’où le fait que j’aie choisi de mettre ce passage en exergue.

On remarque en revanche peu d’auteurs encore vivants et peu de femmes.

C’est possible. Je cite néanmoins Simone Weil plusieurs fois. Et puis, il y a le fait que les femmes ont moins écrit que les hommes à travers le temps. Et tout de même pour une bonne raison, c’est que durant des siècles, les femmes n’ont pas eu le droit à la parole. Et des choses merveilleuses m’ont sans doute aussi échappé, comme certains passages de George Sand par exemple. Il m’est souvent arrivé de noter des citations au fil de mes lectures, sans même préciser le nom ou la référence. Elles n’étaient destinées qu’à moi. Alors évidemment, il y a beaucoup moins de femmes, mais par nature, oserais-je dire (rires).

Avec laquelle de ces trois citations, qui ne figurent pas dans votre recueil, êtes-vous le plus d’accord ?

« Citer les pensées des autres, c’est regretter de ne pas les avoir trouvées soi-même. » (Sacha Guitry)
« J’hésite à citer car citer, c’est tronquer. » (Julien Green)
« Il n’appartient qu’à ceux qui n’ont jamais été cités de ne citer personne. » (Gabriel Naudé)

Ces citations sont toutes trois intéressantes. Elles m’ont échappé mais j’aurais pu les reprendre à mon compte aussi, bien sûr.

L’Humour

L’une des grandes caractéristiques de votre œuvre est l’humour qui l’imprègne. Vous vous revendiquez d’un humour espagnol. Il est vrai qu’on pourrait très bien imaginer vos ouvrages illustrés par un Salvador Dali par exemple. En quoi cela consiste-t-il précisément ?

On connaît mal la littérature espagnole, sauf bien sûr Cervantès. Encore que l’on connaisse peu son œuvre entière, qui est pourtant prodigieuse, à part le Don Quichotte et le fameux épisode des moulins à vent. Il y a un aspect tragique dans cette littérature, comme nous l’explique Unamuno dans le Sentiment tragique de la vie. Et dans le même temps, pour contrecarrer ce sentiment, on a recours à un humour typiquement espagnol, notamment chez Ramon Gomez de La Serna dans Gustave l’incongru par exemple, qui est vraiment une défense, une réaction contre ce sentiment tragique de la vie. Il faut bien vivre, après tout. Donc si la vie est tragique de nature, on peut survivre grâce à cet humour particulier.

Votre humour se caractérise par son surréalisme, ses jeux de mots et son côté noir et caustique. Vous avez d’ailleurs reçu à ce titre le prix de l’Humour noir – Xavier Forneret en 1957 pour Fugue à Waterloo. Comment vous vient l’inspiration ?

Je ne le fais pas exprès. C’est une chose qui est en moi, qui vit en moi et je suis moi-même parfois étonné d’être Obaldia, comme je le disais.

Votre recours à l’humour cache peut-être une obsession plus sombre qui est la question du Mal (elle a également été la grande question de votre confrère René Girard). Vous l’avez d’ailleurs abordée de front dans votre premier roman Tamerlan des cœurs et vous l’évoquez encore dans l’introduction de Perles de vie, comme pour refermer un cycle. Est-ce une préoccupation qui vous a guidé tout au long de votre carrière d’écrivain ? Quelle réflexion en tirez-vous finalement ?

En effet, j’ai été hanté très tôt par le Mal. J’ai d’ailleurs passé quatre ans dans un camp nazi en tant que prisonnier de guerre et me voici devant vous, maintenant. J’en suis sorti. Le Mal est une de mes grandes préoccupations, d’autant plus que le monde est magnifique

En effet, j’ai été hanté très tôt par le Mal. J’ai d’ailleurs passé quatre ans dans un camp nazi en tant que prisonnier de guerre et me voici devant vous, maintenant. J’en suis sorti. Le Mal est une de mes grandes préoccupations, d’autant plus que le monde est magnifique. Ainsi, Czeslaw Milosz, un très grand poète polonais d’origine lituanienne qui compte beaucoup pour moi, a écrit dans un de ses poèmes, Cantique du printemps : « Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau ! ». Et effectivement, le monde est une splendeur. C’est l’Homme qui pose un problème. C’est celui du Mal, qui lui est intrinsèque, car le Mal n’existe pas dans la Nature. A propos de cette question du Mal et du Malin, j’ai une anecdote assez frappante : j’ai repris le journal, immense, de Julien Green, au moment où je lui ai succédé à l’Académie française, afin de préparer mon discours ; Green était un protestant converti au catholicisme, ce qui est assez rare dans ce sens-là. Et comme souvent chez les nouveaux convertis, il était plus royaliste que le roi. Ainsi, il était littéralement hanté par la figure du Malin. Il nous révèle par exemple dans son journal qu’il arrêtait parfois d’écrire car il sentait la présence du diable derrière lui. Il a développé sur ce sujet une longue correspondance avec Jacques Maritain, le théologien de l’époque, mais aussi avec Mauriac, Gide etc. Comme j’étais obligé de faire allusion à cet aspect de sa vie dans mon discours de réception, j’ai retrouvé pour l’illustrer un mot de Cocteau, absolument merveilleux : « Sans le Diable, Dieu n’aurait jamais atteint le grand public », que j’ai d’ailleurs repris dans mon recueil.

Vous avez connu vous-même le Mal durant la guerre, comme vous l’avez dit. L’humour vous a-t-il aidé à compenser l’horreur du quotidien ou tenter de comprendre et d’expliquer les origines du Mal ?

Oui, une certaine forme de « distanciation » m’a aidé à supporter cette épreuve.

Derrière l’humour, on identifie des thèmes sociaux ou philosophiques profonds. Comme par exemple la critique d’une certaine intelligentsia et l’absence de communication dû à l’obstacle de la langue et l’interdit social dans votre pièce Genousie. A l’époque de sa rédaction, vous étiez secrétaire général du Centre culturel International de Royaumont. Est-ce que cette expérience vous a directement inspiré ?

Oui et non. On y recevait des gens de toutes sortes, des étrangers… Ce qui a provoqué des situations cocasses dues aux différences culturelles ; par exemple, des Américains qui n’avaient jamais mangé d’artichauts et ne savaient pas comment s’y prendre. J’ai été secrétaire général de ce Centre pendant deux ans et demi, durant lesquels on a organisé et animé des colloques internationaux et j’ai eu l’opportunité d’observer différents types d’hommes, très intéressants au demeurant, mais qui m’ont toujours fasciné. J’ai pu en tirer un champ d’expériences assez large.

Le théâtre

Vous êtes l’un des auteurs de théâtre français les plus joués au monde. Avant d’en arriver là, comment a débuté votre carrière de dramaturge ? Vous vous destiniez plutôt à être poète et romancier.

Avant tout poète. Mais être poète, ce n’est pas seulement écrire des vers qui se suivent, aller à la ligne, faire des rimes. C’est un « état ». J’ai des « charges » poétiques, si j’ose dire, dans mon théâtre. Et il y a de grands poèmes comme dans ma pièce Monsieur Klebs et Rozalie par exemple.

Je vous soumets une citation de Heinrich Heine : « Traduire de la poésie, c’est comme vouloir empailler un clair de lune. » Vous êtes vous-même traduit dans le monde entier. Est-ce un motif de fierté et de reconnaissance pour le cosmopolite que vous êtes ? Comment votre œuvre est-elle accueillie à l’étranger ? Notamment au Panama ?

Cela s’applique surtout à la poésie. L’exemple le plus évident est celui de Pouchkine, un superbe poète. Quand je lis les traductions de son œuvre, je trouve cela assez plat. En revanche, quand j’entends un Russe lire du Pouchkine, cela devient merveilleux. On ne peut pas rendre dans une autre langue la sonorité, le verbe… Et c’est pourquoi Heine a tout à fait raison. Mais je suis néanmoins très content de disposer de ces traductions, car il faut quand même connaître ses classiques. Il est cependant évident que l’essentiel de la poésie est très complexe à rendre dans la version traduite.

Mon œuvre est très bien reçue en général à l’étranger. Mes pièces ont eu beaucoup de succès. J’ai eu cette chance de bénéficier de très belles distributions, d’être servi par de grands acteurs et metteurs en scène

Vous avez travaillé avec les plus grands interprètes : Michel Simon, Jean Marais, Michel Bouquet… Quelle a été l’expérience la plus marquante ?

Et Jean Rochefort, qui vient de décéder. C’est lui qui a créé Genousie et il l’a interprété à la télévision avec Sami Frey et Henri Virlojeux en 1965. Il était encore peu connu à l’époque.

Je dirais que l’expérience la plus marquante fut ma collaboration avec Michel Simon dans Du vent dans les branches de sassafras. C’était un acteur de génie mais d’un caractère difficile. Cette pièce marquait son grand retour sur scène. Il lui arrivait d’oublier ses répliques, de s’endormir sur scène ou de tirer un coup de revolver, son accessoire dans la pièce, pour combler les blancs. C’était un monstre sacré, mais un monstre quand même.

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Vous êtes le cousin de Michèle Morgan. Avez-vous déjà travaillé avec elle ?

Non mais j’ai eu des relations très agréables avec elle. Elle faisait partie de ma famille maternelle, elle s’appelait Simone Roussel à l’époque. Je l’avais rencontrée pour la première fois à Dieppe où elle habitait avec ses parents, j’avais environ douze ans. Mes parents étaient très liés avec les siens, donc on allait régulièrement là-bas. On voyait cette jeune fille ravissante qui interprétait des rôles au casino de Deauville et même faisait de la danse. Je me souviens d’une fois où, nous dit-elle, elle avait dansé le « banquet des libellules ».

Connaissiez-vous Danielle Darrieux, qui vient de disparaître ?

Non, je n’ai jamais eu ce plaisir.

Les influences

Vous n’aimez pas trop que l’on vous rattache au courant du théâtre de l’absurde. Il y a cependant une dose non négligeable de surréalisme dans votre œuvre.

En effet. Vous savez que les critiques apprécient les étiquettes ; or, quand j’ai commencé à écrire pour le théâtre, ils m’ont « relié » à mes aînés (Ionesco, Beckett…), qui faisaient du théâtre de l’absurde. J’ai refusé cette étiquette ; selon moi, si le monde est vraiment absurde, alors c’est trop absurde. Je pense que la vie a quand même un sens, d’un abord très difficile certes. Je ne suis pas du côté du théâtre de l’absurde mais du théâtre de l’interrogation, du mystère.

Je pense que la vie a quand même un sens, d’un abord très difficile certes. Je ne suis pas du côté du théâtre de l’absurde mais du théâtre de l’interrogation, du mystère

Le surréalisme est né en réaction aux horreurs de la Première Guerre mondiale. Peut-on dire que le vôtre est issu de celles de la Seconde ?

Je ne le pense pas du tout. J’ai toujours eu cette notion très tôt, tout jeune.

Ce surréalisme trouve ses prémices dès votre premier recueil de nouvelles, Les richesses naturelles, dans lequel vous abolissez les frontières entre réel et imaginaire. Vous traduisez en effet des scènes du quotidien de manière poétique, en associant parfois des éléments qu’on imagine difficilement ensemble. Voire en imaginant des situations cocasses ou absurdes. Je pense par exemple à cette nouvelle du dîner dominical en famille qui se voit perturbé par l’arrivée d’un mille-pattes géant et sanglant. Dans votre œuvre, la réalité est souvent un point de départ vers un au-delà poétique ou onirique.

Tout à fait et j’ajouterais : avec un télescopage du temps. Je raconte, dans un passage d’Exobiographie, le malaise de M. Paul (M. Paul désignant Verlaine). Verlaine se rend dans un bistrot, se bourre d’absinthe et, dans un moment de grâce, écrit les fameux vers de sa “Chanson d’automne” (« Les sanglots longs des violons de l’automne […] »). A ce moment-là, il a un malaise et s’affaisse. La récitation de ces vers a été le point de départ du débarquement en Normandie ; c’était un code pour informer les réseaux résistants de l’arrivée imminente des alliés. Ce télescopage du temps est donc tout à fait frappant, entre les vers délicieux et merveilleux de ce poème et l’horreur qu’ils ont déclenchée des années plus tard.

Mais pour revenir à la frontière floue entre le réel et l’imaginaire, on peut dire qu’elle se retrouve par exemple dans mon roman, Tamerlan des cœurs, où les chapitres sont imbriqués et alternent entre l’histoire du personnage principal, critique littéraire qui cumule sans vergogne les conquêtes féminines, et l’Histoire fantasmée et ré-imaginée, qui évoque la cruauté de grands personnages historiques tels que Tamerlan, Hannibal etc.

Si vous ne vous reconnaissez pas de courant littéraire, d’influences ou de disciples, il y a néanmoins des auteurs dont vous vous sentez proche, comme Ramon Gomez de La Serna, qu’on connaît peut-être un peu moins en France. Peut-être son humour, ce sens du dérisoire, l’abolition de la distance entre littérature et réalité ?

Il est peu connu, au même titre que Miguel de Unamuno d’ailleurs. Le livre de ce dernier, L’agonie du christianisme, est pourtant tout à fait étonnant. Mais l’humour de Gomez de La Serna est évidemment quelque chose qui m’a beaucoup attiré. Il a écrit un roman sur le sein des femmes, sobrement intitulé Seins. C’est un livre à part, j’en avais parlé dans le Figaro il y a quarante ans et j’avais reçu des lettres de protestation parce que j’avais évoqué cette partie de leur anatomie (rires).

Vous avez également une langue bien particulière, la langue obaldienne, qui peut se s’analyser à trois niveaux : d’abord l’usage de jeux de mots et de calembours, ensuite le mélange des niveaux de langue (de familier à soutenu en passant par l’argot) et enfin le recours à des langues inventées, comme on peut le lire dans Genousie par exemple. Serait-ce en cela une influence des dramaturges Tardieu et Audiberti ? Vous avez d’ailleurs reçu le prix Audiberti en 2016.

Ce sont des auteurs que j’aime beaucoup, que j’admire et que j’ai connus personnellement. Mais cela ne m’a pas influencé. Tardieu était un homme remarquable. On pense toujours à Un Mot pour un autre, et cela l’énervait beaucoup car il a écrit de nombreux autres ouvrages, notamment sur la peinture. Ses parents étaient des gens modestes : son père était peintre et sa mère musicienne. Dans son dernier livre, On vient chercher Monsieur Jean, qui est une autobiographie, il raconte que lorsqu’il était enfant, sa tante, très riche, allait le chercher tous les jeudis (à l’époque, c’était un jour de congé pour les écoliers) pour un goûter fastueux. Elle envoyait son cocher qui disait : « on vient chercher M. Jean. » M. Jean, qui avait douze-treize ans, se rendait donc chez sa tante et se goinfrait littéralement. Or, dans ce livre, c’est la Mort qui vient le chercher et prononce cette phrase. C’est une très belle histoire qu’on connaît mal.

L’homme derrière l’œuvre

Dans une des nouvelles de votre recueil Les richesses naturelles, le narrateur, derrière qui vous vous cachez, évoque la figure d’un père qu’il ne connaît pas, qui devient président du Panama et qui ne répond à aucune des sollicitations de son fils, qui lui envoie lettre sur lettre. Cela a de fortes résonances avec votre propre expérience.

C’est bien sûr du vécu mais il est cependant assez irréel. C’est un destin très particulier : ma famille Obaldia était très connue au Panama, puisque mon arrière-grand-père en fut le président de la République, mais j’ai été coupé complètement de mes racines et je n’ai pas connu mon père, sauf dans une correspondance que vous évoquez. Je suis revenu en France, âgé de quelques mois, avec ma mère et ses deux premiers enfants. J’ai été élevé par une nourrice chinoise puis en pension chez des ouvriers merveilleux et enfin chez ma grand-mère Honorine (charmant prénom) dans un petit village près d’Amiens et qui a fait mon éducation. Je suis revenu à Paris pour intégrer le lycée Condorcet et la vie a continué son cours. Chez beaucoup de romanciers, il existe une coquetterie, qui consiste à dire qu’ils étaient des cancres. Pour ma part, sans être un cancre, j’étais médiocre mais déjà intéressé par la poésie. J’ai rencontré récemment Mme le proviseur du lycée Condorcet, qui me croyait mort. Au demeurant, elle n’est pas la seule (rires). Elle déjeunait avec le journaliste Olivier Barrot, qui lui a dit qu’il me connaissait, et elle a souhaité faire ma connaissance. J’ai donc vu cette femme énergique et charmante qui m’a demandé de prendre la parole au lycée, devant les élèves. Mon passage à Condorcet m’est alors revenu en mémoire et je me suis souvenu que mon professeur de mathématiques avait écrit à mon sujet : « Est nul et s’efforce de le rester », ce qui a mis en liesse l’auditoire. Ils avaient beaucoup d’esprit à l’époque.

Vous l’expliquez d’ailleurs dans vos mémoires, Exobiographie, dans lesquels vous préférez mettre en avant autrui plutôt que vous-même, d’où le titre exo- et non auto-biographie.

C’est tout à fait cela.

L’œuvre de René de Obaldia, c’est aussi la magie des titres, qu’ils soient poétiques (comme les Innocentines) ou carrément cocasses et surréalistes comme le Cosmonaute agricole ou Endives et miséricorde. Comment trouvez-vous ces titres hilarants ?

C’est le mystère de la création et de la grâce. Ils me viennent ainsi. Il y a une part de chance également.

Vous êtes dramaturge, romancier, poète… Quelle facette de votre œuvre souhaiteriez-vous qu’on retînt en premier ?

Il est très compliqué de choisir, quand on a beaucoup d’enfants. Je vais du théâtre à la poésie et au roman. Mais je désignerais quand même les Innocentines comme le fleuron de ma couronne, car, dans ce recueil de poèmes « pour enfants et quelques adultes », comme je le précise dans le sous-titre, je me suis vraiment mis au niveau des enfants, je me suis placé de leur point de vue et non du point de vue d’un adulte. Et le fait que ces poèmes soient repris dans les manuels scolaires représente un grand succès pour moi. Dernièrement, il m’est arrivé une aventure à cause des Innocentines : je rencontre une amie dans la rue qui me présente à une de ses amies, que je ne connaissais pas. Et là, cette dernière me dit : « ah, je vous croyais mort ! ». Une fois de plus. Cela s’explique par le fait que son petit récitait un de mes poèmes en classe. Et à partir du moment où les poèmes d’un auteur sont récités en classe, on considère que cet auteur est mort depuis longtemps, à l’instar d’un Sully-Prudhomme, d’un Théodore de Banville etc. Je reçois souvent, de classes entières, des poèmes à la manière d’Obaldia avec des illustrations et c’est tout à fait charmant.

Vous serez reconnu à jamais comme l’auteur du plus beau vers de la langue française : « Le geai gélatineux geignait dans le jasmin ».

Il existe même une confrérie du geai gélatineux !

L’Académie française

« Il faut s’habituer à tout, même à l’immortalité. » (Gaston Leroux dans Perles de vie). Vous qui êtes académicien, donc immortel, y êtes-vous habitué ?

J’oublie que je suis immortel, alors on me le rappelle régulièrement (rires). Le titre de mon prochain livre, que je n’écrirai pas et qui sera un polar, sera : « Les immortels meurent aussi. »

Vous avez été élu à l’Académie en 1999 et vous en êtes le doyen depuis la disparition de Félicien Marceau. Que vous a apporté l’Académie ? Assistez-vous toujours aux séances du jeudi ?

Absolument car je rencontre des hommes et des femmes d’exception et remarquables dans différentes sortes de disciplines. Les Français croient trop souvent qu’il n’y a que des écrivains qui y siègent. Mais dans ce cas, ce serait l’enfer ! Il y a des hommes politiques, des hommes d’épée, des hommes de robe, des savants, des juristes. Hélène Carrère d’Encausse, le premier secrétaire perpétuel femme, est remarquable. L’Académie est devenue pour moi une famille, je suis ravi d’y être.

Votre réception à l’Académie a été l’occasion d’un moment obaldien, puisque votre prédécesseur Julien Green, que vous citez d’ailleurs à plusieurs reprises dans Perles de vie, avait refusé tout éloge alors que c’est la coutume à l’Académie. Comment faire l’éloge de quelqu’un qui n’en veut pas ?

Cela a été pour moi très difficile. Julien Green avait demandé sa démission, or il n’est pas possible de démissionner de l’Académie car nous sommes immortels, comme vous l’avez rappelé. Il s’était mis à mal avec l’institution et avait donc demandé à ce qu’on ne fît point son éloge. Mes amis m’ont fait remarquer à juste titre que ce genre de mésaventure ne pouvait tomber que sur moi ! J’ai alors vu le secrétaire perpétuel de l’époque, qui était Maurice Druon. Ce dernier avait une dent contre Green à cause de sombres histoires et m’a demandé de respecter son testament. Je lui ai répondu que j’allais le respecter et parler des chutes du Niagara ! Heureusement, un autre clan à l’Académie s’est prononcé pour l’éloge, car il s’agissait quand même d’un grand écrivain. Je me suis donc référé à Molière et j’ai pratiqué « l’alternance », ce qui était d’autant plus cocasse qu’au même moment se pratiquait l’alternance politique.

Une question d’actualité a secoué récemment les bancs du quai Conti : la réforme de l’orthographe, l’année dernière, qui a provoqué la publication d’un communiqué très ferme de l’Académie, et, il y a quelques semaines, la promotion du langage épicène ou langage inclusif dans les manuels scolaires ou au sein de l’entreprise, censé promouvoir l’égalité hommes-femmes. En tant que gardien de la langue française, quelle est votre position sur le sujet ?

Un poète est là pour « dévoyer » le rationalisme. Je ne suis pas vraiment qualifié pour me prononcer sur ce sujet. Mais je suis quand même pour la tradition, avec quelques exceptions bien sûr. Mais pourquoi écrire « auteure » ? Cela ne me paraît pas évident. Et supprimer « mademoiselle », cela ne veut rien dire à mon sens. L’idée de demoiselle est charmante, je ne vois pas en quoi cela serait péjoratif.

Le centenaire

« Pour devenir centenaire, il faut commencer jeune » (proverbe russe dans Perles de vie). Vous avez commencé à 40 ans avec votre roman, le Centenaire, dans lequel le personnage principal dit : « Dans treize ans, je serai centenaire. On ouvrira grande la porte du salon et les contemporains viendront me toucher.» Pouvez-vous en dire autant, à l’aube de votre propre centenaire ? Cette prédiction s’est-elle réalisée ?

Non car le monde a beaucoup évolué entre-temps. Quand j’ai écrit ce roman, il n’y avait pas tellement de centenaires. Alors que maintenant, ils sont plus nombreux. Le problème ne se présente donc plus de la même manière. C’est moins étonnant.

Avec ce roman, on aborde l’un des grands thèmes de votre œuvre : le phénomène de la réminiscence, la célébration de la mémoire permise par la vieillesse, l’expérience, prétexte à une virée poétique.

Et cela me permet également de « divaguer » sur le grand âge. Je me souviens qu’un des critiques, sans méchanceté aucune, avait écrit : « Du gâtisme considéré comme un des beaux-arts. » C’était une jolie formule et je l’accepte.

Un autre pied de nez obaldien et ce, dès votre naissance : comme vous l’expliquez dans Exobiographie, on ne vous a donné, à votre naissance, que quelques heures à vivre.

Tout à fait. Mais je n’y pouvais rien (rires).

Comme on peut le lire dans votre compilation de pensées, La jument du capitaine, vous affirmez qu’il est « tuant d’être immortel ». Confirmez-vous ? Vous avez beau être immortel, on vous croit pourtant mort, comme vous l’avez rappelé.

Le mystère de la mort reste entier. A la question de savoir ce qu’il pensait de la mort, Cocteau répondait : « Mais j’y suis habitué. J’étais mort si longtemps avant ma naissance. » Il y a souvent chez les grabataires, juste avant de mourir, des rémissions. Il me vient ainsi à l’esprit les derniers instants de William Blake, qui s’était dressé sur son lit de mort en s’écriant : « Je vais enfin savoir ! » et qui est retombé d’un coup, foudroyé.

J’ai toujours pensé à la mort mais je trouve qu’il s’agit de la chose la plus naturelle qui soit. Ce qui est terrible, ce n’est pas ma mort mais celle des êtres chers. J’ai par exemple perdu mon épouse qui avait une dizaine d’années de moins que moi, après quarante ans de bonheur commun, alors que c’était à elle de me fermer les yeux.

Quelle serait votre épitaphe idéale ?

Je ne l’ai pas encore trouvée mais on me l’a demandée plusieurs fois. On pourrait imaginer sur ma tombe : René de Obaldia, poète ; et juste en-dessous : « le geai gélatineux geignait dans le jasmin » mais cela ne ferait quand même pas très sérieux (rires).

Au moment de vous quitter, pour reprendre les termes de votre introduction dans Perles de vie, et de nous quitter : si Dieu existe, que lui direz-vous ?

 « Seigneur, et si c’était à refaire ? »

Monsieur le Comte, je vous remercie.

Entretien réalisé par Guillaume Narguet