Zone Critique tenait à rendre hommage à Jean d’Ormesson, à cet homme qui incarnait pour beaucoup une certaine idée de la littérature. Sa nonchalance érudite, son sourire facétieux et sa voix installée dans le paysage culturel français vont nous manquer.
Cher Jean d’Ormesson,
Vous nous aviez prévenus, « Un jour je m’en irai sans avoir tout dit ». Et voilà que vous n’êtes plus.
Voilà que vous n’êtes plus, et que les bras nous en tombent. Vous étiez mortel, Jean, mais vous étiez tant la France que nous l’avions oublié, et nous avions des doutes. Vous étiez si jeune avec votre tête chenue.
Cher Jean d’Ormesson, vous nous aviez prévenus. Votre dernier livre semblait toujours le dernier : c’était là votre jeu, ou peut-être votre prudence. Une inquiétude de seigneur, qui ne voulait pas partir sans quelques mots – « au revoir et merci ».
Voilà votre ultime pied-de-nez. Car vous êtes insolent, Jean d’Ormesson, et malicieux. Vous êtes parti sans aucun bruit, par une nuit claire de décembre. Comme un jeune homme qui fait le mur pour aller cueillir l’amour. Maintenant, vous riez sûrement de nous, là-haut, avec le Vieux qui joue aux dés.
Vous étiez mortel, Jean. Mais l’amour est têtu, et nous n’avons pas cru. Vous aimiez toujours les bains de mer et les femmes, la Méditerranée et ses torpeurs solaires, les immensités de neige et la Suisse au crépuscule. Vous aimiez toutes ces choses, et mille autres choses encore. Nous pensions que lorsqu’un homme aime tant la vie, et se montre aussi doué pour la vie, il ne sait pas mourir. Puis vous étiez l’esprit français, et l’on connaît les forces de l’esprit, elles ne meurent pas.
Oui, Monsieur d’Ormesson, vous pouvez dire que cette vie fut belle : vous avez poussé Marguerite Yourcenar et Simone Veil sous la Coupole, vous avez vu le vieux monde qui finit et celui qui n’est pas encore. Vous avez écrit des livres sur les livres, sur les femmes, et sur la mer, sur Dieu, sur votre étonnement d’être là, et d’avoir une place au soleil. Sur l’existence humaine enfin, qui est extraordinaire.
L’étonnement, vous en avez fait votre vertu philosophique, comme Jeanne Hersch, que vous aimiez tellement : « épatant » était votre mot préféré. Mais vous l’étiez, épatant, Monsieur d’Ormesson. Vous étiez la jeunesse à tous les âges de la vie, vous étiez la simplicité malgré votre excellence, malgré vos privilèges. « A une époque où les privilèges sont mis en cause avec tout de violence, je les accumulais sur ma tête emportée par le vent ». Vous en souffriez parfois, car trop de privilèges engendrent toujours, aux dires des esprits chagrins, « une normalité aux confins de la médiocrité ». Mais vous preniez de la hauteur, car « l’essentiel », aimiez-vous rappeler, « c’est de s’en foutre ».
Votre mère vous avait donné trois préceptes : « Ne parle jamais de toi. Ne te fais pas remarquer. Réponds toujours aux lettres ». Et vous répondiez toujours aux lettres, cher Jean. Tout était bon pour vous écrire, parmi les jeunes gens de ma génération : vous dire notre admiration, partager nos enthousiasmes, vous demander conseil, parfois un rendez-vous, simplement pour le bonheur de vous rencontrer, joie que nous nous irritions de voir réservée aux journalistes. Nous fûmes plus d’un à vous envoyer nos confessions. Ces messages, cachetés et postés avec inquiétude, ont toujours trouvé leur destinataire. Quinze jours après, nous recevions votre réponse : du feutre bleu sur un beau papier blanc, une écriture bienveillante, qui nous souhaitait le meilleur, nous prévenait d’une dédicace à venir et nous indiquait des lectures, avec la générosité qui fait toujours les passeurs magnifiques.
C’était le temps, le personnage principal de vos romans, plus encore que vous-même. Comme tous les hommes qui ont pour eux la modestie et la curiosité des choses inexplicables, vous saviez que l’enfant qui naît est assez vieux déjà pour mourir. Vous le saviez, mais vous redoutiez ces avertissements, cher Jean d’Ormesson, et vous fuyiez les clepsydres. Pas d’agenda, pas de montre, pas de téléphone portable ; pour le gentilhomme que vous étiez, les vulgaires horaires n’avaient pas force de loi.
Léger, Jean d’Ormesson ? On a fait de vous l’écrivain du bonheur, mais cette gaieté était assortie d’une conscience tragique. Trop intelligent, Jean d’O, pour croire que nous étions dans le meilleur des mondes. La vie était à la fois une vallée de larmes, et une vallée de roses.
Vous avez vécu pour vos lecteurs enfin, faut-il le rappeler ? Vous auriez pu faire vôtre cette phrase de Camus : « Un écrivain écrit en grande partie pour être lu (ceux qui disent le contraire, admirons-les, mais ne les croyons pas) ». Et vous disiez parfois que la plus belle chose qu’on vous ait rapportée, c’est ce vieil homme qui était mort à l’hôpital en serrant votre livre. Car vous étiez enfin ce formidable passeur, Jean d’Ormesson, et presque un personnage populaire. Qui songerait à vous reprocher votre omniprésence médiatique, quand on sait de quoi elle était le gage ? Aragon, Yourcenar, Chateaubriand, mais aussi Bernard Frank, Mauriac et Paul-Jean Toulet, sont entrés dans des millions de ménages français, parce qu’ils étaient comme vos amis, et nous voulions connaître vos amis.
Adieu, cher Jean : vous êtes immortel, puisque je pense à vous.
Adieu Jean d’Ormesson, il faut conclure, « et puis se taire » comme dit le vers de Toulet : votre disparition – qui est un désastre, osons enfin l’écrire – nous découvre orphelins, mais orphelins aux mains pleines. C’est peut-être le propre des grands hommes, lorsqu’ils meurent, ils n’emportent pas tout. Vous laissez, Jean, des immensités : Virgile, Dante, La gloire de l’empire, Homère, L’histoire du juif errant, Goethe et Le Vent du soir. Vous étiez terrifié à l’idée que l’on puisse un jour explorer votre intimité, et remuer les tiroirs. Rassurez-vous, Jean, la vraie vie, surtout la vôtre, c’est la littérature.
Ayant perdu votre mère, vous écrivez en 1975 un petit texte dans Le Figaro, que vous terminez ainsi : « Mort où est ta victoire ? Ma mère est vivante puisque l’amour qui nous unit est vivant dans nos cœurs ». Adieu, cher Jean : vous êtes immortel, puisque je pense à vous.