Paul Greveillac. Francesca Mantovani - Editions Gallimard
Paul Greveillac. Francesca Mantovani – Editions Gallimard

« Quel est ce langage qui nous fouette nous sursautons dans la lumière » dit Tristan Tzara dans le premier poème de L’Homme approximatif. Quel sera donc ce langage, si ce n’est la peinture, qui se recrée au rythme des métaphores et bousculades stylistiques de Maître et Esclaves.

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Paul Greveillac est un auteur peu médiatisé – il suffit de voir les occurrences dans « Google actualité » comparé à un Nicolas Matthieu ou un David Diop, sans même parler de Houellebecq ou Onfray, puisqu’on finit là par se demander si ce sont des écrivains qui se médiatisent ou des médias personnifiés qui écrivent – qui explore depuis plusieurs années maintenant les questions de l’art et de la liberté d’expression dans les régimes communistes. Troisième roman publié chez Gallimard, Poulidor des prix 2018, c’est probablement l’un des meilleurs romans de l’année 2018 qui est passé inaperçu.

Avenue Victor Hugo, Boulevard Jean Jaurès… Au fil des librairies, on est assailli par des monticules de ruban « Goncourt », des piles de « Renaudot » et autres rouges agressivement vendeurs. Des Gallimard de rentrée littéraire, Actes Sud le primé, Houellebecq en janvier dans le bouillonnement médiatique caractéristique de la sortie de l’un de ses livres. Un absent cependant. Cruel absent qu’un malheureux finaliste des prix Goncourt et Interallié 2018 , Maîtres et Esclaves de Paul Greveillac. À deux voix des 300 000 ventes, si l’on devait cyniquement résumer le destin de ce livre. Mon exemplaire sous le bras, sondant bon nombre de librairies parisiennes depuis novembre, je peinai à y apercevoir un exemplaire. Lecture terminée, il m’a fallu le temps de digérer ce que je venais de lire – voir, sentir, entendre dans le Sichuan profond et le Pékin surchargé – avant de trouver la manière d’expliquer pourquoi ce livre doit trouver une place dans nos bibliothèques.

La liberté d’expression et l’expérience artistique communiste chez Greveillac

On connaissait déjà deux romans au jeune Paul Greveillac, son premier livre en 2016 Les Âmes Rouges, pour lequel il a reçu le Prix Roger-Nimier, puis en 2017 Cadence secrète, et enfin en septembre 2018 Maîtres et Esclaves, tous les trois publiés chez Gallimard. Un parcours récent mais déjà prolifique, qui concentre pour l’instant son objectif sur l’expérience communiste et ses rapports à l’art. L’art est ici perçu comme représentation qu’il donne de la société, le rapport spectateur – œuvre y est très présent, mobilisant l’ensemble des sens du lecteurs par un travail minutieux de description et de reconstitution. On va chercher l’opposition dans la durée : le temps long d’une transformation de la société type « Grand bond en avant » face à l’instantanéité métaphysique de l’émotion, de la captation par l’artiste d’une pellicule de vie, et de sa réception – furtive mais définitive – par le spectateur.

 Du cinéma soviétique à la peinture chinoise, s’imprime un changement de paradigme dans le traitement de la question artistique par l’auteur. Le cinéma projette l’œuvre sur la toile, et celle-ci se forme à l’instant où nous la regardons, tandis que la peinture projette l’œuvre vers le spectateur, la mise sur toile ayant été faite au préalable. Cette « projection immobile » donne justement sa force à la peinture puisqu’elle permet – et c’est un point appuyé dans le roman – la contemplation, recueillement quasi-religieux et donc honni par le régime communiste. On pénètre donc encore un petit peu plus dans cette dichotomie exposition/réception bien que les organes de propagandes cherchèrent à l’effacer le plus possible.

 Greveillac s’interroge ainsi sur le « flux de conscience » qui traverse l’artiste face à l’expérience de son art

 La peinture est une poésie, mais elle est aussi le « flux de conscience » qu’on trouverait chez Faulkner. C’est un des points à comprendre de la lecture de Maîtres et Esclaves, aussi forte que peut être la répression, l’encadrement, la nomenclature à respecter, l’art trouvera toujours un point de fuite, l’expression incontrôlée d’un détail. C’est le fatalisme méta-religieux – grossièrement le « destin » – de chaque œuvre, indépendamment du contexte géographique et socio-politique. Enfin, l’art est moteur de la liberté d’expression, la peinture et l’écriture en tête, les contestations artistiques se transformant généralement en contestations politiques populaires. Ces contestations ne sont par ailleurs pas la conséquence de l’art ensoi – ou du moins pas totalement – mais de la sanction politique qui frappe généralement l’artiste, et donc de la personnification de la répression. L’artiste est alors l’illustration de la force du  symbole comme objet politique, l’art est générateur puis on observe l’autonomisation de la figure d’artiste – le symbole – de son objet.

 Greveillac s’interroge ainsi sur le « flux de conscience » qui traverse l’artiste face à l’expérience de son art – expérience intériorisé et immédiate de l’émotion – et l’expérience communiste – extériorisation de l’inspiration créatrice dans le temps long institutionnel et propagandiste – à travers l’évolution du personnage principal et de son rapport à « son » art et aux mutations de la société dont il sera l’un des sujets avant d’en être un acteur.

Un « classicisme » qui génère rythme et modernité

Les deux premiers romans de Paul Greveillac, au-delà des liens purement thématiques qui les relient et « engendrent » le troisième, avaient déjà été salué pour le style que l’auteur avait su construire dans Les Âmes rouges puis développer dans Cadence secrète, pour venir ici l’enrichir et le confirmer. Dans Maîtres et esclaves le lecteur est face à cette étrange propriété de l’influence de l’histoire elle-même, autonome de l’auteur, sur les éléments qui sous-tendent des mesures qui prennent ici la forme de parties divisées en chapitres. L’ouvrage est partitionné en trois grands mouvements, suivant l’évolution de Kewei, enfant du Sichuan, « compatriote » de Deng Xiaoping, quittant sa campagne, il va rapidement découvrir qu’il existe d’autres barrières, moins naturelles mais tout aussi infranchissables que les sommets enneigés de l’Himalaya. Chaque partie nous offrira une variation, une modulation, du mouvement « classique » que Greveillac donne à son écriture.

Des longues descriptions de la vie aux champs, de la terre, des profondes montagnes où l’on entend l’écho des fleuves, le bruissement des feuilles et quelques fois les tourments de ceux qui ne sont plus.

Des longues descriptions de la vie aux champs, de la terre, des profondes montagnes où l’on entend l’écho des fleuves, le bruissement des feuilles et quelques fois les tourments de ceux qui ne sont plus, et de corps dans le givre ou flottant à l’extrémité d’une branche. La récolte, l’enfance, la mort qui pénètre et la « Révolution » qui se met en place sont les temps longs de Greveillac. La ville, la balle qui transperce un crâne, le lever du jour et la disparition d’une natte séculaire sont quelques éléments qui symbolisent quant à eux les temporalités plus ramassées, ses temps courts. Des événements contraires, des modulations de l’espace et du temps qui étirent ou écrasent les phrases, le souffle de la virgule et l’incertaine attente du point.  Des sons, des lumières, des lieux comme tout autant de droites parallèles qui se rencontrent pourtant sous le pinceau de Kewei, sorte de lien temporel qui efface tout, pour le recréer à partir de points de fuites, de mixtures odorantes et d’instructions du Parti.

Ne vous y trompez pas, vous ne lirez pas ici un Flaubert réchauffé, ni même un Michon ou un Bergounioux, mais un travail du style qu’on qualifie avec facilité de « classique », en réalité profondément modernes, bien qu’on y retrouve une structure et des procédés communs aux œuvres dites classique. Les premières phrases sont caractéristiques de ce style « Greveillac » : « Le brouillard faisait au monde une page blanche. Laiteuse. Opaque. ». Un travail poussé du rythme, de la métaphore, de la symétrie brouillard/opaque excentrée par des jeux de matière autour de la couleur blanche/laiteuse.

On appréciera aussi la qualité des dialogues, et la justesse de ceux-ci dans leur économie. La peinture parle d’elle-même, l’autoritarisme se suffit à son action, la mort n’appelle pas de commentaire, et tout cela file dans une langue musicale et efficace. Moderne aussi dans les monologues intérieurs qui suivent le personnage principal, à la croisé du Nouveau Roman et de la poésie d’un Edouard Dujardin et de son les lauriers sont coupés, l’un des inventeur et théoricien du monologue intérieur comme procédé narratif. On pourrait aussi y voir l’influence du « courant de conscience » de James Joyce et Dorothy Richardson dans les pensées demi-formées, la bile noire qui anime l’ascension de notre Sichuanais. L’ensemble jouit d’une esthétique formelle et générée, ce n’est pas une bouillie de métaphores et de juxtapositions incompréhensibles ou même un recueil des « mots compliqués du Robert », mais l’association cohérente d’un travail sur la langue et du sujet traité qui lui fait écho.

Maître et Esclaves est un grand roman, à la croisée du récit d’aventure, du roman d’apprentissage et de la reconstitution historique

Maître et Esclaves est un grand roman, à la croisée du récit d’aventure, du roman d’apprentissage et de la reconstitution historique, Paul Greveillac nous offre ici un récit admirablement ficelé, où l’émotion se voit enrichie de la qualité des descriptions de la Chine agraire et citadine et de l’art chinois, dans ses aspects traditionnels agrestes et religieux puis dans sa mutation en arme au service de la propagande. Ne pas se laisser décourager par les quelques longueurs des premiers chapitres voici le maître-mot ; dépasser la manifeste incompréhension que nous avons du Sichuan des années 1950, et on pénètre peu à peu dans cet univers qui nous est si étranger.

Difficile à trouver en librairie depuis sa sortie, on ne pourra que vous conseiller de le commander, au près de votre libraire de préférence. Voilà un ouvrage qui vous donnera à réfléchir sur la question de la liberté d’expression artistique, et de son lien fondamental avec la liberté politique. Maître et Esclaves, presque ironiquement, est aussi le symbole de la rigidité du marché du livre et de son centrage sur les œuvres primés, dont les rubans affolent les chiffres de vente, laissant de côté bon nombre d’œuvres qui méritent – et nécessitent – d’être lues.

  • Maître et Esclaves, Paul Greveillac, Gallimard, août 2018, 22 euros.