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La première chose qui m’avait frappée en apprenant la controverse violente subie par Ariane Mnouchkine et Robert Lepage, c’était son incongruité : ces noms-là, salis par une accusation d’appropriation culturelle ? Comment était-ce possible d’ignorer à ce point le travail de la troupe du Soleil depuis tant d’années ? Ils devraient, depuis tout ce temps, être au-delà de tout soupçon. Il semblerait que non, et que la foule des détracteurs dont les chefs se cachent derrière leurs claviers d’ordinateurs à coups de Tweets bien sentis commence tout juste à faire sentir les potentialités de sa nuisance.

Histoire d’un scandale

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Kanata est un événement historique dans l’histoire du Soleil, la première fois que la troupe, le « vaisseau amiral » comme l’appelle son capitaine se verrait diriger par quelqu’un d’autre que la grande Ariane ; par amitié, estime réciproque et confiance. Avec le regard d’Ariane toujours présent bien sûr, à la fois dans la dramaturgie du spectacle et le travail de plateau, mais en complicité ou « harmonie », comme elle aime à le dire, avec l’esthétique et les idées de Lepage. Le spectacle traite du sort des autochtones du Canada, des oppressions subies et de leur intégration difficile dans la société d’aujourd’hui. Mais à la présentation du spectacle en juillet 2018, Robert Lepage se voit accusé dans une lettre signée par 18 intellectuels et artistes autochtones et leurs alliés, soutenus par une vaste campagne de manifestations et une tornade de réactions sur les réseaux sociaux : le spectacle est taxé d’appropriation culturelle, car aucun artiste autochtone ne fait partie du casting. La polémique enfle de manière démesurée, un des financeurs se retire du projet ; mais Robert Lepage et Ariane Mnouchkine tiennent bon, et le spectacle est tout de même donné à l’automne à la Cartoucherie, puis repris en février-mars 2019 dans une version plus léchée, une fois que les loups se sont fatigués de hurler. Ariane Mnouchkine se défend : le spectacle n’enfreint aucune loi, il n’est ni une incitation à la haine et au racisme, ni l’apologie d’un crime contre l’humanité, ni une œuvre méprisant ou stigmatisant une certaine communauté, et par conséquent il a tous les droits d’être maintenu.

Et pour cause ! C’est bien la dernière des accusations que l’on peut formuler contre une troupe aussi cosmopolite qui a justement mis un point d’honneur à traiter des sujets qui agitent l’humanité toute entière, et non seulement les particularismes géographiques de certains ; une troupe qui a tracé des lignes d’écho entre les guerres, mis en parallèle les souffrances de la planète pour en faire ressortir ce qu’il y a de commun et d’universel dans la lutte pour la liberté et la dignité – que ce soit en Afghanistan, en Inde, en Irak ou au Tibet… Et pourquoi remettre en question le casting, puisque la démarche était justement de travailler avec cette troupe entre toutes les autres ? Cela aurait été autre chose de faire un casting raciste à partir de zéro, qui aurait systématiquement éliminé les candidats autochtones. Et si les artistes n’ont plus le droit de s’exprimer sur tous les sujets, surtout malgré la confiance que l’on peut accorder au sérieux du travail d’une troupe comme le Soleil, cela semble présager de suites bien plus effrayantes.

J’avais mal jugé la portée de la polémique dans les milieux théâtraux… devant mon étonnement naïf les réactions furent vives. Aller jusqu’à la Cartoucherie pour voir « ce qu’il en était vraiment » de la pièce monstrueuse constituait presque un acte politique, et aussi un acte d’amour et de confiance envers la troupe du Soleil, contre vents et marées. Mais finalement, devant la pièce, la controverse m’est apparue d’un ridicule consommé. Elle tient déjà bien trop de place dans cette chronique… il ne faudrait parler que de la pièce, car c’est tout ce qui compte.

Sous les pavés, une œuvre

Car pour une belle pièce, c’est une belle pièce ! De vaste envergure comme tout ce qu’entreprend le Soleil, riche de multiples personnages qui dessinent tout un univers ; c’est un bonheur de voir toute cette belle bande nous raconter une histoire, à l’heure où les scènes contemporaines sont plutôt à l’économie de comédiens. Elle est ambitieuse, passionnante, instructive, émouvante aux larmes, drôle parfois, avec une dramaturgie parfaite, une scénographie intelligente qui emploie les ressources de la vidéo de manière économe, et malgré le côté cinématographique qui aurait pu être un peu lassant – les changements complets de plateau entre chaque scène sont quasiment systématiques – toute la mise en scène demeure soutenue par quelques visions flottantes et mystérieuses de canoë glissant à travers les troncs d’arbre, débris de rêve et de monde perdu. Je l’ai compris après, c’est cette première image qui a permis tout le long de la pièce de tempérer le côté trop réaliste de certaines reconstitutions de décor. Tout au long des 2h30 du spectacle (les doigts dans le nez pour les amoureux du Soleil prêts à se serrer quatre heures sur des bancs inconfortables), j’ai flotté moi aussi, hantée par cette première image, attendant son retour ; et ce n’est pas un hasard si la pièce nous parle avant tout de tableaux, d’images qui persistent sur l’œil interne comme persistent le deuil ou la culpabilité, et aussi parfois la beauté fugace et tragique.

Et si Kanata parle bien des autochtones, ce n’est pas, comme dans tout bon récit, le seul sujet du spectacle – loin de là ! Autour des autochtones abandonnés à leur sort dans les rues de Vancouver, prisonniers de la drogue et de la prostitution, et de l’enquête policière sur la disparition systématique de femmes dans ce quartier, on touche à bien d’autres sujets de notre vaste humanité : la réalité d’un service de police qui n’est pas sans rappeler le quotidien d’un travailleur social ; l’intégration d’un jeune couple d’Européens dans un nouveau pays, avec tout ce que cela comporte d’ambiguïtés colonialisantes, de prétentions humanitaires, d’idéalisation sur la réalité des quartiers « sympathiques et populaires » ; mais aussi la relation de la femme et de la création artistique, sa légitimité et son espace au sein d’un couple.

L’art aux artistes

Est-ce à dire que seuls les autochtones peuvent peindre les autochtones ? Que seuls les homosexuels peuvent jouer des homosexuels, les flics des flics, les drogués des drogués ? L’enquête oui, le sérieux oui, le respect, l’écoute, l’évitement du cliché, le travail à la source. Mais ensuite, que l’art puisse respirer ! Sinon le risque est grand de s’enfoncer dans le particularisme et l’anecdote.

C’est ici que la controverse est subtilement intégrée dans la pièce, par le biais du personnage de Miranda la peintre. Devenue amie avec une jeune héroïnomane autochtone, elle décide de se mettre à peindre ces femmes sacrifiées, dont elle imagine la beauté et la noblesse – ce n’est pas de la reproduction d’après photo ou du documentaire, mais bien une œuvre d’art issue de la sensibilité… Peu importe ; déjà ça gronde aux portes : non Miranda, tu ne peux pas t’octroyer cette parole qui ne t’appartient pas. Qui es-tu pour parler de la souffrance des femmes autochtones, toi avec tes idées progressistes et ton confort d’Européenne ? « Comprends-moi, Miranda, lui dit l’assistante sociale, tu ne te prends même pas de drogues ». Est-ce à dire que seuls les autochtones peuvent peindre les autochtones ? Que seuls les homosexuels peuvent jouer des homosexuels, les flics des flics, les drogués des drogués ? L’enquête oui, le sérieux oui, le respect, l’écoute, l’évitement du cliché, le travail à la source. Mais ensuite, que l’art puisse respirer ! Sinon le risque est grand de s’enfoncer dans le particularisme et l’anecdote.

Je ne saurais assez remercier nos courageux artistes de continuer à lutter contre la bien-pensance qui monte trop vite au créneau et bloque toute réflexion sur la foi de principes rigides. Mais cette controverse nous montre bien aussi à quel point les œuvres d’art font encore aujourd’hui objet de débat, combien elles semblent constituer pour certains une menace, bien loin de leurs accusations d’inutilité… Pourvu que les artistes continuent à ne pas se laisser intimider par la meute des honnêtes gens, et leur malin plaisir à lyncher leurs idoles sur un soupçon.

  • Kanata – Episode I, « La Controverse », mise en scène de Robert Lepage, au théâtre du Soleil – Cartoucherie de Vincennes du 15 au 31 mars.