20172018_jesuisfassbinder_-rfernandezjeanlouis_022

Le théâtre du Rond-Point choisit de ramener sur sa grande scène après une longue tournée le spectacle Je suis Fassbinder, écrit quasiment à quatre mains par Falk Richter et son alter ego, Stanislas Nordey. En utilisant la figure du cinéaste allemand pour ouvrir un débat sur des questions actuelles brûlantes, il prétend repousser les limites de ce que peut et ne peut pas faire le théâtre.

Stan et Rainer: l’héritage du coup de gueule

Je suis Fassbinder
Je suis Fassbinder

Je suis Fassbinder fait complètement partie de l’ADN de Nordey : c’est par ce spectacle qu’il a choisi d’inaugurer son arrivée à la tête du Théâtre national de Strasbourg en 2016, et on y retrouve toutes les marottes du comédien/metteur en scène, mises en lumière par son camarade Richter qui a écrit la pièce sur mesure. « C’est un miracle qu’il ne se soit pas encore mis à poil », ironise même de guerre lasse l’un des comédiens lorsque la pièce se met à partir en vrille… la preuve que Nordey lui-même fait preuve d’une certaine distance quant à ses obsessions et son image – justice lui soit rendue, et c’est peut-être ce qui a freiné mon agacement. En se représentant à travers l’image recréée, rêvée de l’artiste Fassbinder en lutte contre la société allemande des années 70-80, « Stan » se prend lui aussi à expérimenter, par diverses expériences scéniques, comment le théâtre peut parler de la société actuelle et des débats qui l’agitent. Les migrants, la place des femmes, le rapport à la famille ou à la religion, les extrémismes politiques, les conflits ethniques, l’Europe : tout y passe, dans un joyeux bordel de discussions d’après-dîner soutenues par force cigarettes et verres de whisky. Les thèmes chers à Richter y font écho dans des monologues angoissés, où les interrogations se répètent en litanie nauséeuse et soutenue par les images de nos solitudes modernes : des chambres d’hôtel impersonnelles où trône un ordinateur sur un lit, seul compagnon de la nuit d’insomnie, ou encore les couloirs glauques d’une station de métro où les gens se croisent sans se voir.

Des bouts mis bout à bout

Dans un espace à plusieurs niveaux qui communiquent peu et mal entre eux, les acteurs s’isolent et s’affalent avec lassitude sur les tapis kitsch et presque insupportablement moelleux de Petra von Kant – le film de Fassbinder, parfois projeté en fond, se charge de nous pointer la citation. Mais il demeure une simple évocation entre autres fragments filmiques ou documentaires qui peuplent les écrans sans cesse actifs ; sans doute le plateau recelait-il encore davantage de références à l’univers du cinéaste que je connais mal. Le montage rapide et muet des images, collées entre elles et s’enchaînant quasi sans discontinuer épouse les angoisses des personnages aux prises avec une modernité trop rapide, surchargée d’informations et de nouvelles de catastrophes qu’un être humain normal ne peut supporter sans burn-out. Finalement la pièce épouse son propos en nous offrant un théâtre uniquement fait de « bouts » : bouts de films de Fassbinder, bouts de scènes théâtrales qui nous sont montrées comme le tournage d’un film à venir dont on ne verrait que les rushes et les ratés, bouts d’improvisation qui tournent court sur un caprice de « Stan », fragments de mornes paysages urbains, images de Daesh et de reportages… Tout cela ne cherche pas à aller quelque part, simplement à ouvrir des questions : mais devant la fragmentation généralisée, on ne bascule pas vraiment dans la fantaisie promise par la petite feuille de salle du Rond-Point, ce spectacle « drôle et foisonnant ».

On ne bascule pas vraiment dans la fantaisie promise par la petite feuille de salle du Rond-Point

Stan cherche sa pièce

En terme de fête, celle de Je suis Fassbinder est bien triste, avec des comédiens à bout qui réclament qu’on leur écrive enfin un vrai texte. Car la pièce s’inscrit avant tout dans un refus de tout ce qui pourrait constituer une pièce, et joue avec les codes de la création collective où l’on travaille avant tout avec du « matériau » fourni par les comédiens en improvisation, où tout doit être vrai et venir de l’intérieur de chacun et non du cerveau prétendument mégalomane du metteur en scène ou du dramaturge. N’empêche qu’en soulignant son propre vide, la pièce ne se rend pas justice à elle-même et nous met l’évidence devant les yeux : « on traîne là, Stan », se plaint Dea, et le sentiment était bien partagé. Dans la sorte d’explication de texte que nous fournit « Stan » avant de conclure, le projet en vient même à se contredire lui-même : on cite en effet une interview de Fassbinder qui prétend vouloir « détruire la société », et ce, par les moyens de l’art. Il déclare que c’est urgent, qu’il faut agir. Et alors quoi, se demande Stan-Fassbinder-Richter ? « Monter Les Trois Sœurs comme si de rien n’était ? On ne peut plus faire ça. »

Ah bon, et pourquoi ? Les Trois Sœurs n’existent pas dans l’absolu : elles sont ce qu’on en fait. Et le texte se trahit : « je me sens comme dans une de ces horribles pièces de Tchekhov, gémit Judith plus tôt dans le spectacle, où on attend que quelqu’un nous dise de partir ». C’est bien la preuve que ces modèles-là sont encore capables de nous parler de notre terrible modernité… Richter et Nordey posent les bonnes questions et le plaisir intellectuel est indéniable de les voir exposées sur la table, prêtes à être dépecées devant nous ; mais de l’ambition initiale du projet, on retire surtout un spectacle bavard et inégal, qui se perd devant l’avalanche de sujets à traiter. Je ne veux pas croire qu’il s’agit là d’un trait inévitable de l’époque où nous sommes… Beckett nous mettait déjà en garde dans les années 60 : « Trouver une forme qui accommode le gâchis, telle est la tâche de l’artiste. »

  • Je suis Fassbinder, mise en scène de Stanislas Nordey, Falk Richter, avec Judith Henry, Dea Liane, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage, Vinicius Timmerman. Théâtre du Rond-Point, 5-28 avril 2019