Dans son spectacle L’Art de la joie qu’elle présente à la MC93 de Bobigny du 1er au 10 mars 2024, puis les 16 et 17 mars à L’Azimut d’Antony-Chatenay-Malabry et le 28 mars à l’espace Malraux de Chambéry, Ambre Kahan adapte les deux premières parties des quatre qui constituent le roman du même nom de Goliarda Sapienza. Véritable fresque retraçant l’histoire de la Sicile, de l’Italie et plus largement de l’Europe des années 1900 aux années 1930, L’Art de la joie est avant tout l’histoire d’une femme désirante, mue par son plaisir, ses amours et ses passions, au cœur d’une Sicile en pleine mutation où la bigoterie comme le socialisme frisent avec hypocrisie et superstition.

Comme le roman de Goliarda Sapienza publié de manière posthume dans une version complète en 1998 alors même que son auteure y avait travaillé entre 1967 et 1976, le spectacle s’ouvre sur l’éveil au plaisir de la narratrice, Modesta, et presque sans transition sur la scène du viol de cette dernière, alors qu’elle n’a que cinq ans, par un homme venu rendre visite à la famille et qui se fait passer pour son père. La scène se passe à deux pas de sa mère, accaparée exclusivement par sa seconde fille, Tina, née « mongolienne » comme on le dit encore à l’époque et traversée par des crises de hurlements où souffrance et plaisir se mêlent. Parce qu’elle a mis alors le feu à la bicoque pour s’être approchée trop près de la porte en bois derrière laquelle se trouve cette mère absente dont elle espère l’intervention et le secours, Modesta est envoyée au couvent pour oublier cette étrange « Nuit de feu », bien loin de celle de Pascal et de sa révélation mystique. Sans tarder donc, le spectateur découvre ce qui fait le cœur du livre de la romancière italienne, celui d’une écriture de la sexualité des femmes, de leurs désirs et de leurs plaisirs, que la société patriarcale, soutenue par l’Église, condamne et cherche sinon à totalement anéantir, du moins à contrôler. Comme Sapienza, Ambre Kahan ne recule pas devant l’érotisme, le sexe et les interdits sociaux. 

Une femme de désirs

De cet épisode inaugural qui aurait pu relever de ce que les psychologues appellent le traumatisme et que les sœurs du couvent lui cherchent à faire oublier à tout prix parce qu’il a entraîné du reste la mort de sa mère et de sa sœur, découlent à la fois une extrême prudence de la part du personnage de Modesta qui prend même parfois la forme du scepticisme, et une force vitale, un désir de vivre sa vie comme elle l’entend, de la consommer et la consumer jusqu’à épuisement. Sur le plateau, Noémie Gantier qui campe avec brio le rôle de Modesta joue aussi bien le rôle de la fillette que le personnage plus âgé, comme pour souligner qu’il n’est toujours question que d’une seule et même femme. La différence d’âge n’a permis qu’une chose, celle de devenir pleinement femme, de quitter un corps réifié et conditionné par le regard masculin, que l’on songe à celui de la poupée utilisée pour représenter la scène du viol à proprement parler ou à la poitrine emmaillottée dans des bandages de celle qui entre au couvent. 

Rapidement et avec ironie, l’Église bigote et patriarcale est remplacée par un nouveau catéchisme viriliste, le socialisme.

Modesta la narratrice qui revient, dans un récit rétrospectif, sur sa construction de femme, livre ainsi directement aux spectateurs et sans analyse psychologisante ni aucune autre explication la profondeur et la chaleur de ses désirs qui, bien loin de constituer un secret, sont un véritable moteur, une source sans cesse alimentée. Noémie Gantier livre une performance d’une grande incandescence, donnant à voir tout l’érotisme de la plume de Sapienza que la mise en scène d’Ambre Kahan célèbre. Les corps nus s’emmêlent et s’enlacent ; ils s’attirent, s’aimantent, s’imbriquent et s’éloignent dans des scènes de sexe toutes chorégraphiques où les corps de Noémie Gantier et de Serge Nicolaï qui campe le rôle de Carmine, l’amant de Modesta, de vingt ans son aîné, comme les décors d’Anne-Sophie Grac, mêlant courbes et lignes se modulent, s’assemblent et se séparent. La lumière diffuse, comme celle d’une chambre à coucher, donne au premier acte une double coloration, à la fois intime et secrète. Par moments, le spectateur, comme le lecteur de l’œuvre de Sapienza dans certaines pages, se sent lui aussi à la fois voyeur et honteux face à la grande liberté du personnage de Modesta. Car, à l’heure même où l’on inscrit en France l’IVG dans la Constitution afin de garantir aux femmes la liberté d’interrompre une grossesse, la mise en scène d’Ambre Kahan rappelle qu’il y a dans les combats et les insurrections du personnage de Modesta des préoccupations qui demeurent d’actualité : un cintre violet s’illumine ainsi pour signifier que le personnage de Modesta avorte dans l’arrière-scène. 

Du soleil de Sicile au crépuscule de l’Europe

Pourtant, malgré la gravité de certaines scènes, et notamment celle de l’accouchement où Noémie Gantier livre une prestation à couper littéralement le souffle, et malgré la violence des thèmes abordés dans l’œuvre, la mise en scène d’Ambre Kahan conserve une fraîcheur et une certaine légèreté, les mêmes que Sapienza, où à l’ironie de la narratrice rétrospective Modesta répond la ruse et la malice de Giufà, le personnage qu’ajoute Ambre Kahan et qu’elle a directement puisé dans le folklore sicilien. 

Sorte de fol shakespearien, le Giufà queer d’Ambre Kahan incarné de manière désopilante par Florent Favier, en mini-short à paillettes et perché sur des talons aiguilles incarne toute la dimension dionysiaque du premier acte : il fait de la Sicile d’avant 1917 un espace solaire, quoique volontiers bigot et pétris de superstitions. Pourtant, comme derrière le fol de Shakespeare, se cache une tension dramatique, l’advenue d’un malheur dont il connaît seul l’énigme. Le second acte s’ouvre ainsi sur une lumière éblouissante, comme celle du soleil meurtrier de l’été sicilien qui annonce peu à peu l’incendie et la montée inexorable du fascisme, cette bombe qui va éclater sur l’Italie, sur l’Europe et sur le monde tout entier. Rapidement et avec ironie, l’Église bigote et patriarcale est remplacée par un nouveau catéchisme viriliste, le socialisme. Les femmes, quant à elles, et Modesta la première, continuent leur ascension, victimes pourtant elles aussi, de ces guerres voulues par les hommes. Si l’on peut regretter d’une certaine façon qu’il n’y ait pas nécessairement de références plus directes à l’Histoire, puisqu’elle est reléguée pour ainsi dire en toile de fond, la subtilité de la mise en scène d’Ambre Kahan réside sans doute dans ce choix lui-même, celui de n’avoir pas voulu une nouvelle fois (et comme toujours depuis que le patriarcat existe) donner à voir les désirs de puissance, les querelles virilistes et les démonstrations masculinistes que la représentation de la guerre entraînerait. L’Art de la joie d’Ambre Kahan est la lecture par une femme de l’œuvre d’une autre femme sur le désir féminin et tout ce qu’il peut supposer aussi de masculin, sans s’en laisser envahir.  

  • L’Art de la joie, d’après Goliarda Sapienza, du 1 mars 2024 au 10 mars 2024 à la MC93 à Bobigny
  • Mise en scène : Ambre Kahan
  • Écriture de Giufà par le Poète Paradis 
  • Avec : Aymeline Alix, Jean Aloïs Belbachir, Florent Favier, Noémie Gantier, Amélie Gratias en alternance avec Karine Guibert, Vanessa Koutseff, Elise Martin, Serge Nicolaï, Léonard Prego, Louise Rieger, Richard Sammut, Romain Tamisier, Sélim Zahrani et les musicienne et musicien Amandine Robilliard et Romain Thorel

Crédit photo : © Matthieu Sandjivy