La Nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler est l’un des derniers récits et sans doute le plus abouti de cet écrivain emblématique de la Modernité Viennoise, connu également pour Vienne au crépuscule ou Mademoiselle Else. La longue nouvelle est publiée pour la première fois dans la revue Die Dame en sept livraisons correspondant aux sept chapitres constitutifs de l’œuvre, de décembre 1925 à mars 1926, après une genèse de près de vingt ans. Empreinte de son siècle où naît la psychanalyse et où les désirs et fantasmes deviennent un objet réel de réflexion, autant que de son origine géographique et sociale, celle du faste de la bourgeoisie viennoise la veille de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, le récit est pourtant bien plus qu’un texte de circonstances : les mécanismes de l’attraction physique et les méandres du fantasme inaugurent une écriture et une représentation du désir qui préfigurent entre autres la thèse du désir mimétique développée par René Girard dans son essai de 1961, Mensonge romantique et Vérité romanesque, bien qu’elle soit aujourd’hui pour de nombreux universitaires très contestable.
Fridolin, un médecin prospère de 35 ans, est marié à Albertine, avec qui il a une petite fille. Alors qu’on leur imagine une vie conjugale faite de routine et d’obligations parentales, le couple assiste, en ouverture de la nouvelle, à un grand bal donné à l’occasion du carnaval, une période propice aux renversements des normes et des codes. Le lendemain, sans doute autorisée par la saison, Albertine confie à son époux avoir fantasmé sur un jeune officier danois l’été passé alors qu’ils étaient en vacances. Fridolin lui avoue alors avoir lui aussi désiré une jeune femme aperçue sur la plage. De ces aveux mutuels s’ensuit une série de péripéties marquant toutes une étape nouvelle dans l’escalade du désir mimétique : Fridolin sera troublé par la déclaration d’amour que lui fait la fille d’un patient qu’il n’a pas réussi à sauver et résistera aux avances de la prostituée Mizzi au cours d’une nuit où son vieil ami Nachtigall, l’invitera à le rejoindre à un bal masqué organisé par la haute société viennoise pour lequel il se procure un masque, sésame à un vrai bal orgiaque où il s’étonnera de voir des hommes et des femmes masqués et nus se livrer à des jeux sexuels où la violence et la mort ne sont jamais loin. Albertine lui avouera à son retour avoir rêvé de coucher avec l’officier danois de l’été passé alors que se déroule à deux pas la crucifixion de son époux pour lequel elle n’a ressenti aucune empathie. Le lendemain, Fridolin repart sur les lieux de la vieille, ne retrouve plus Mizzie, apprend par la presse l’empoisonnement d’une jeune femme et découvre que le tenancier de la boutique de masques prostitue sa fille. De retour chez lui la nuit, il trouve sur son oreiller le masque qu’il avait endossé la veille et raconte tout à sa femme.
Devant la porte de la maison, Fridolin regarda vers la fenêtre qu’il avait lui-même ouverte un peu avant ; ses battants tremblaient légèrement dans le vent qui annonçait le printemps. Les gens qui étaient restés là-haut, les vivants autant que le mort, lui semblaient aussi irréels que des spectres. Lui-même avait la sensation d’avoir échappé à quelque chose, non pas tant à un événement vécu qu’à un charme mélancolique qui ne devait pas s’emparer de lui. Pour tout effet, il ressentait une étrange absence d’envie de rentrer chez lui. La neige avait fondu dans les rues, à gauche et à droite s’étaient formés de petits tas blanc sale, la flamme du gaz dans les réverbères vacillait, onze heures sonnaient à une église voisine. Fridolin décida de passer encore une demi-heure dans un coin tranquille d’un café proche de chez lui avant d’aller se coucher, et s’engagea à travers le parc de l’Hôtel de Ville. Ici et là, un couple se tenait enlacé sur les bancs plongés dans l’ombre, à croire que le printemps étant vraiment là et que la chaleur trompeuse de l’air ne fût pas grosse de danger. Une sorte de clochard était étendu de tout son long sur l’un des bancs, le chapeau rabattu sur le front. Et si je le réveillais, pensa Fridolin, pour lui donner de quoi passer la nuit dans un abri ? Mais qu’est-ce que ça ferait, réfléchit-il encore, demain il faudrait que je lui en trouve un autre, sinon ça n’aurait pas de sens, et pour finir on me soupçonnerait d’entretenir avec lui des relations délictueuses. Et il accéléra le pas, comme pour échapper aussi vite que possible à une quelconque responsabilité ou tentation. Pourquoi justement lui ? se demanda-t-il. Rien qu’à Vienne, il y a des milliers de pauvres diables comme lui. S’il fallait s’occuper de chacun d’eux, – du destin de tous les inconnus ! Et le mort qu’il venait de quitter lui revint à l’esprit, et avec quelque effroi, non sans dégoût même, il songea que dans le corps maigre étendu sous la couverture de flanelle brune, la putréfaction et la décomposition, obéissant à des lois immuables, avaient déjà commencé leur œuvre. Du coup, il se réjouit d’être encore en vie, et que selon toute vraisemblance toutes ces laideurs étaient encore éloignées de lui ; mieux, il était encore en pleine jeunesse, il possédait une femme charmante et qui méritait d’être aimée, et il pouvait en avoir encore une ou plusieurs – pour peu que l’envie lui en prenne.
Agrégée en Lettres Modernes et doctorante en littérature comparée, Milène Lang est passionnée de littérature, de théâtre, de peinture, de philosophie, de politique et de café napolitain. Elle fait de la transmission et de l’éveil à la culture l’un de ses chevaux de bataille et elle mène, auprès de ses classes dans le secondaire, de nombreux projets. Elle aime les
écrivains enragés et engagés qui font de la question de l’homme et de celle de l’art leurs interrogations centrales.
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